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ÉLÉMENS

n’exprime plus qu’une pure affection de l’âme ; dans sentir de l’affront, qui exprime une affection de l’âme, que la réflexion occasione et qu’elle accompagne ; et enfin dans sentir la force d’un raisonnement, qui n’a rapport qu’à la réflexion simple.

Ce dernier exemple tiré du mot sentir, fait voir bien clairement, ce me semble, la filiation des différentes acceptions d’un même mot, et comment ces acceptions naissent les unes des autres, chaque acception nouvelle tenant toujours à l’acception précédente par quelque chose qui leur est commun.

Il n’y a peut-être dans la langue aucun mot, susceptible de plusieurs sens différens, dont on ne puisse rapporter ainsi les différentes acceptions à un premier sens propre et primitif, en examinant la manière dont ce sens propre s’est en quelque sorte dénaturé par des nuances et des gradations successives dans toutes les autres acceptions. Il est au moins certain qu’on peut faire d’une infinité de mots de la langue la même analyse que nous venons de faire du mot sentir ; et ce serait, ce me semble, un ouvrage très-philosophique et très-utile qu’un dictionnaire où on marquerait ainsi avec soin toutes les nuances possibles des différens sens dans lesquels une même expression peut être prise, et de la manière dont ces différens sens sont nés les uns des autres.

Souvent même on pourrait aller plus loin, ne pas se borner à une analyse purement de fait, et pour ainsi dire grammaticale, et appuyer cette analyse sur des raisonnemens approfondis qui motiveraient et justifieraient l’usage. On tâcherait, lorsque cela serait possible (car nous conviendrons aisément que cela ne le serait pas toujours), de trouver par quelle raison un mot a été choisi préférablement à un autre pour servir, en le détournant de son sens propre, à exprimer une nouvelle idée que ce sens propre n’enferme pas ; pourquoi, par exemple, on a mieux aimé transporter à la sensation du toucher le mot sentir pris de la sensation de l’odorat, que les mots voir ou entendre pris de la sensation de la vue, et de celle de l’ouie, quoiqu’au fond il n’y ait pas plus d’analogie entre le toucher et l’odorat qu’entre le toucher et les sens de la vue ou de l’ouïe. Ne serait-ce point parce que le sens de la vue et celui de l’ouïe sont des sens qui sont brusquement frappés par leur objet, et qui le saisissent tout à coup, au lieu que l’odorat et le toucher sont des sens qui ont besoin d’examiner et, pour ainsi dire, de tâtonner le leur pour en bien juger ? Mais, dira-t-on, le goût est à cet égard dans le même cas que l’odorat et le toucher, c’est aussi un sens qui tâtonne ; et cependant on ne dit point goûter une résistance. Cela est vrai ; mais remarquons en même temps que le goût est une espèce