Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/273

Cette page n’a pas encore été corrigée
233
DE PHILOSOPHIE.

cause tous les maux, et en cela on ne peut que souscrire à son avis. Concluons seulement de cette triste vérité, que si des lumières supérieures à la raison ne nous promettaient pas une condition meilleure, nous aurious beaucoup à nous plaindre de la nature, qui en nous présentant d’une main le plus séduisant des plaisirs, semble avoir voulu nous en éloigner de l’autre par les écueils dont elle l’a environné ; elle nous a, pour ainsi dire, placés sur le bord d’un précipice entre la douleur et la privation.

C’est donc le grand principe de la morale du philosophe (et tel est le déplorable sort de la condition humaine), qu’il faut presque toujours renoncer aux plaisirs pour éviter les maux qui en sont la suite ordinaire. Cette existence insipide, qui nous fait supporter la vie sans nous y attacher, est pourtant l’objet de l’ambition et des efforts du sage ; et c’est en effet, tout mis en balance, la situation que notre condition présente nous doit faire désirer le plus. Encore la plupart des hommes sont-ils si à plaindre, qu’ils ne peuvent même par leurs soins se procurer cet état d’indifférence et de paix ; mille causes tendent à le troubler ; les unes, comme la douleur corporelle, sont absolument indépendantes de nous ; d’autres, comme le désir de la considération, des honneurs, et de la gloire, ont leur source dans l’opinion des autres, qui n’est guère plus en notre pouvoir ; d’autres enfin ont leur origine dans notre propre opinion, mais n’en sont pas pour cela des tyrans moins funestes à notre tranquillité. Toutes les leçons de la philosophie sur ce point seront bien faibles pour nous guérir, si la nature ne nous y a préparés d’avance par une disposition qui dépend principalement de la structure des organes. Il est vrai que cette insensibilité, soit physique, soit morale, a l’inconvénient de porter en même temps sur les plaisirs et sur les maux, et d’affaiblir les uns en adoucissant les autres ; comme l’extrême sensibilité à la douleur suppose aussi des organes plua propres à faire goûter les impressions agréables.

On voit, par cet exposé, quels sont les principaux points de la morale du philosophe. Celle des législateurs et celle des États ne regardent qu’un assez petit nombre d’hommes ; celle de l’homme et celle du citoyen intéressent chaque membre de la société ; mais elles ont, si on peut parler ainsi, des traits marqués et tranchans que chacun doit apercevoir sans peine ; la morale du philosophe a des nuances plus fines qui ne peuvent être saisies que par des esprits justes et des âmes fortes. Cette partie si importante de la science des mœurs en doit être le principal fruit, le but auquel doit aspirer tout homme qui pense ; c’est par là que des élémens de cette science doivent se terminer. La mo-