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ÉLÉMENS

son ami, l’amant lui sacrifie quelquefois sa maîtresse, l’ambitieux sacrifie tout à l’objet qu’il veut atteindre ou qu’il possède. Aussi de tous les maux que les passions des hommes leur causent, les malheurs que l’ambition leur fait éprouver sont ceux qui excitent le moins la compassion du sage.

Pour réprimer plus efficacement l’ambition, la morale nous fait surtout envisager les excès qui en sont la suite. C’est parce que l’ambition excessive est une passion si détestable, que l’envie en est une si honteuse. Ces deux passions ont leur source dans le même principe ; l’ambition a seulement quelque chose de inoins vil, en ce qu’elle se montre pour l’ordinaire à découvert, au lieu que l’envie agit en se cachant ; elle suppose en effet, ou la connaissance secrète de son infériorité et de son impuissance, ou ce qui est plus bas encore, le chagrin de la justice rendue à son inférieur, c’est-à-dire, le chagrin d’un bien fait à autrui qui n’est pas un mal pour soi : or aucun de ces deux sentimens n’est fait pour étre mis au grand jour. L’envie suppose toujours au moins quelque mérite réel dans celui qui en est l’objet ; elle est donc toujours injuste ; c’est pour cela qu’elle se cache. Si l’objet de l’envie n’a qu’un mérite factice, d’emprunt ou de cabale, l’envie diminue à proportion, et se tourne bientôt en mépris pour celui qui reçoit les honneurs, pour ceux qui les donnent, et pour les honneurs même.

La jalousie en amour n’est pas du même genre que l’envie ; c’est un sentiment plus naturel, et dont on a beaucoup moins à rougir. Elle n’est autre chose que la crainte d’être troublé dans la possession de ce qu’on aime. L’amour est un sentiment si exclusif, et qui anéantit tellement tous les autres, qu’il exige naturellement un retour semblable de la part de son objet. Ce n’est donc point en y attachant une idée de bassesse, que la morale attaque la jalousie en amour ; c’est en nous représentant les malheurs dont l’amour même est la source ; gentiment doux et terrible, qu’on peut demander si l’Être suprême a imprimé aux hommes dans sa faveur ou dans sa colère. Un philosophe de nos jours examine dans un de ses ouvrages, pourquoi l’amour fait le bonheur de tous les êtres, et le malheur de l’homme : c’est, dit-il, qu’il n’y a dans cette passion que le physique de bon, et que le moral, c’est-à-dire le sentiment qui l’accompagne, n’en vaut rien. Ce philosophe n’a pas prétendu sans doute que le moral de l’amour n’ajoutât pas au plaisir physique ; l’expérience serait contre lui : il n’a pas voulu dire non plus que le moral n’est qu’une illusion, ce qui est vrai, mais ne détruit pas la vivacité du plaisir ; et combien peu de plaisirs ont un objet réel ! Il a voulu dire seulement que le moral de l’amour est ce qui en