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DE PHILOSOPHIE.

interdit les arts d’agrément que de s’y être livrés[1]. Néanmoins ces arts d’agrément étant une fois connus, ils peuvent, dans certains Etats, occuper un grand nombre de sujets oisifs, et les empêcher de rendre leur oisiveté nuisible. Nous passerions les bornes de cet essai, si nous entrions dans un plus grand détail. Mais en considérant ainsi sous différens chefs la question proposée, et en la divisant en différentes branches, on pourra examiner, ce me semble, avec quelque précision, l’influence que la culture des sciences et des beaux-arts peut avoir sur la morale des États et sur celle du citoyen.

XII. MORALE DU PHILOSOPHE.

Venons à la morale du philosophe. Elle a pour but, ainsi que nous l’avons dit, la manière dont nous devons penser pour nous rendre heureux indépendamment des autres. Cette manière de penser se réduit à deux principes, au détachement des richesses et à celui des honneurs. Le premier entre dans la morale de l’homme, et nous en avons parlé ; le second paraît tenir moins à cette morale, parce que les honneurs ne font partie ni de notre véritable bien-être physique, ni même de l’existence morale à îaquello tous les citoyens ont un droit égal. Mais si le désintéressement sur les honneurs n’est pas d’obligation morale par rapport à la société, il n’est pas moins nécessaire à notre bonheur que le désintéressement sur les richesses. La raison permet sans doute d’être flatté des honneurs, mais sans les exiger ni les attendre ; leur jouissance peut augmenter notre bonheur, leur privation ne doit point l’altérer. C’est en cela que consiste la vraie philosophie, et non dans l’affectation à mépriser ce qu’on souhaite. C’est mettre un trop grand prix aux honneurs que de les fuir avec empressement ou de les rechercher avec avidité ; le même excès de vanité produit ces deux effets contraires.

D’après ces principes la morale établit et détermine jusqu’oii il est permis de porter l’ambition. Cette passion, le plus grand mobile des actions et même des vertus des hommes, et que par cette raison il serait dangereux de vouloir éteindre, a cela de singulier, que lorsqu’elle est modérée, c’est un sentiment estimable, la suite et la preuve de l’élévation de l’âme, et que portée à l’excès elle est le plus odieux et le plus funeste de tous les vices. En effet, elle est le seul qui ne respecte rien, ni sang, ni liaisons, ni devoirs. L’avare est quelquefois généreux pour

  1. La plupart des arts, dit Xenophon, livre 5e. des Dits mémorables, corrompent le corps de ceux qui les exercent:ils obligent de s’asseoir à l’ombre et auprès du feu ; on n’a de temps ni pour ses amis, ni pour la république.