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DE PHILOSOPHIE.

quel côté la morale doit l’envisager, et d’indiquer les moyens de la résoudre en la décomposant.

Si on réduit l’homme aux connaissances de nécessité absolue, son cours d’étude ne sera pas long. La nature lui fait connaître ses besoins, et lui offre par ses différentes productions le moyen de les satisfaire. Cette même nature, paisiblement écoutée, lui apprend ses devoirs rigoureux envers les autres. En voilà assez pour former une société de sauvages. On pourrait demander quels avantages réels un Etat policé peut avoir sur une société pareille. Cette question se réduit à décider, si l’éducation qui augmente tout à la fois nos connaissances et nos besoins, nous est plus avantageuse que nuisible ; s’il nous est plus utile de multiplier nos plaisirs factices, et par conséquent de nous préparer des privations, que de nous borner aux plaisirs simples et toujours sûrs que la nature nous offre. Notre but en proposant ces questions, n’est point de faire regretter à personne l’état de sauvage ; la vérité force seulement à dire, qu’en mettant à part la connaissance de la religion, il ne paraît pas qu’on ait rendu beaucoup plus heureux le petit nombre de sauvages qu’on a forcé de vivre parmi des peuples policés. Mais le même amour de la vérité oblige d’ajouter, en même temps, que les regrets de ces sauvages sur leur premier état, ne prouveraient rien pour la préférence qu’on devrait lui accorder. Ces regrets seraient seulement une suite de l’habitude, et de l’attachement naturel des hommes à la manière de vivre qu’ils ont contractée dès l’enfance. Il s’agit donc uniquement de savoir si un citoyen, né et élevé parmi des peuples policés, y est plus ou moins heureux qu’un sauvage né et élevé parmi ses pareils. Le consentement des hommes semble avoir décidé cette question par le fait ; la plupart d’entre eux ont cru qu’il leur était plus avantageux de vivre dans des États policés ; et l’on ne peut guère accuser le genre humain d’être aveugle sur ses vrais avantages. Or la police des Etats suppose au moins quelque degré de culture et de connaissances dans les membres qui les composent ; reste à examiner jusqu’où ces connaissances doivent être portées.

Nos connaissances sont de deux espèces, utiles ou curieuses. Les connaissances utiles ne peuvent avoir que deux objets, nos devoirs et nos besoins ; les connaissances curieuses ont pour objet nos plaisirs, soit de l’esprit, soit du corps. Les connaissances utiles doivent nécessairement être cultivées dans une société policée ; mais jusqu’où s’étendent les connaissances utiles ? H est évident qu’on peut resserrer ou augmenter cette étendue, selon que l’on aura plus ou moins égard aux différons degrés d’utilité.