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ÉLÉMENS

nisme condamne, cette même raison n’en proscrit pas moins en toute occasion le suicide lent de soi-même, qui ne peut jamais avoir ni motif ni prétexte. De ce principe résulte une vérité que la philosophie enseigne et que la religion bien entendue confirme ; c’est que les macérations indiscrètes qui tendent à abréger les jours, sont une faute contre la société, sans être un hommage à la religion. S’il y a quelques exceptions à cette règle, la raison et le christianisme nous apprennent qu’elles sont très-rares. L’Être suprême, par des motifs que nous devons adorer sans les connaître, peut choisir parmi les êtres créés quelques victimes qui s’immolent à son service, mais il ne prétend pas que tous les hommes soient ses victimes. Il a pu se consacrer une Thébaïde dans un coin de la terre, mais il serait contre ses lois et ses desseins que l’univers devînt une Thébaïde. Ces réflexions suffisent pour faire sentir sous quel point de vue le suicide doit être proscrit par la morale.

Non-seulement le citoyen est redevable de sa vie à la société humaine, il est encore redevable de ses talens à la société que le sort lui a donnée, ou qu’il s’est choisie. Nous disons qu’il s’est choisie. Car dans les gouvernemens qui ne sont pas absolument tyranniques, chaque membre de l’État, dès qu’il trouve sa condition trop onéreuse, est libre de renoncer à sa patrie pour en chercher une nouvelle. L’attachement si naturel et si général des hommes pour leur pays, est fondé ou sur le bonheur qu’ils y goûtent, ou sur l’incertitude de se trouver mieux ailleurs. Faites connaître aux peuples d’Asie nos gouvernemens modérés d’Europe, les despotes de l’Asie seront bientôt abandonnés de leurs sujets ; faites connaître à chaque citoyen de l’Europe le gouvernement sous lequel il se trouvera le plus libre et le plus heureux, eu égard à ses talens, à ses mœurs, à son caractère, à sa fortune ; il n’y aura plus de patrie, chacun choisira la sienne. Mais la nature a prévenu ce désordre, en faisant craindre, même à la plupart des citoyens malheureux, de rendre par le changement leur situation plus fâcheuse.

Puisque tout citoyen, tant qu’il reste dans le sein de sa patrie, lui doit l’usage de ses talens, il doit les employer pour elle de la manière la plus utile. Cette maxime peut servir à résoudre la question si agitée dans ces derniers temps, jusqu’à quel point un citoyen peut se livrer à l’étude des sciences et des arts, et si cette étude n’est pas plus nuisible qu’avantageuse aux États ? Question qui a rapport à la morole législative et à celle du citoyen, et qui peut bien mériter à ce double titre de trouver sa place dans des élémens de morale. Sans prétendre ici la traiter à fond, il ne sera peut-être pas inutile d’exposer en peu de mots de