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DE PHILOSOPHIE.

Tout citoyen est redevable à sa patrie de trois choses ; de sa vie, de ses talons, et de la manière de les employer.

Les lois de la société obligent ses membres de se conserver pour elle, et par conséquent leur défendent de disposer d’une vie qui appartient aux autres hommes presque autant qu’à eux. Voilà le principe que la morale purement humaine nous offre contre le suicide. On demande si ce motif de conserver ses jours aura un pouvoir suffisant sur un malheureux accablé d’infortune, à qui la douleur et la misère ont rendu la vie à charge ? Nous répondrons qu’alors ce motif doit être fortifié par d’autres plus puissans, que la révélation y ajoute. Aussi les seuls peuples chez lesquels le suicide ait été généralement flétri, sont ceux qui ont eu le bonheur d’embrasser le christianisme. Chez les autres il est indistinctement permis, ou flétri seulement dans certains cas. Les législateurs purement humains ont pensé qu’il était inutile d’infliger des peines à une action dont la nature nous éloigne assez d’elle-même, et que ces peines d’ailleurs étaient en pure perte, puisque le coupable est celui à qui elles se font sentir le moins. Ils ont regardé le suicide, tantôt comme une action de pure démence, une maladie qu’il serait injuste de punir, parce qu’elle suppose l’âme du coupable dans un état oii il ne peut plus être utile à la société ; tantôt comme une action de courage, qui humainement parlant suppose une âme ferme et peu commune* Tel a été le suicide de Caton d’Utique. Plusieurs écrivains ont très-injustement accusé cette action de faiblesse ; ce n’était point par là qu’il fallait l’attaquer. Caton, disent-ils, fut un lâche de se donner la mort, il n’eut pas la force de sun’wre à la ruine de sa patrie. Ces écrivains pourraient soutenir par les mêmes principes, que c’est une action de lâcheté que de ne pas tourner le dos à l’ennemi dans un combat, parce qu’on n’a pas le courage de supporter l’ignominie que cette fuite entraîne. De deux maux que Caton avait devant les yeux, la mort ou la liberté anéantie, il choisit sans doute celui qui lui parut le moindre ; mais le courage ne consiste pas à choisir le plus grand de deux maux ; ce choix est aussi impossible que de désirer son malheur. Le courage consistait, dans la circonstance où se trouvait Caton, à regarder comme le moindre des deux maux qu’il avait à choisir, celui que la plupart des hommes auraient regardé comme le plus grand. Si les lumières de la religion dont il était malheureusement privé lui eussent fait voir les peines éternelles attachées au suicide, il eût alors choisi de vivre, et de subir par obéissance à l’Être suprême le joug de la tyrannie.

Mais quand une raison purement humaine pourrait excuser en certaines circonslances le suicide proprement dit, que le christia-