Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/264

Cette page n’a pas encore été corrigée
224
ÉLÉMENS

On a quelquefois attaqué les adversaires déclarés du christianisme par ce principe, qu’ils anéantissent autant qu’il est en eux le seul frein que puisse avoir le peuple. Il serait dangereux, ce me semble, d’appuyer uniquement, comme ont fait quelques écrivains, sur cette considération purement politique. Ce serait faire injure à la vraie religion que de vouloir la conserver et la défendre par les mêmes vues qu’une invention purement humaine. Ce serait d’ailleurs ignorer que, si la croyance d’un Dieu vengeur est un des plus puissans remparts que les législateurs puissent opposer à la méchanceté des hommes, ce motif n’agit pas avec une égale force sur tous les esprits. La multitude, pour l’ordinaire, n’est vivement agitée que par la crainte d’un mal ou l’espérance d’un bien présent. Une expérience triste, mais malheureusement trop vraie, prouve, à la honte de l’humanité, que les crimes qui sont punis par des lois se commettent peu, eu comparaison de ceux dont l’Être suprême est le seul témoin et le seul juge, quoique la loi divine défende également les uns et les autres. Ainsi, d’un côté, les peines dont la foi nous menace sont par leur nature le frein le plus redoutable des crimes ; de l’autre, l’aveuglement de l’esprit humain empêche ce frein d’être aussi général qu’il pourrait l’être.

Il résulte de tout ce qu’on vient de dire que, dans les pays même où la tolérance civile est admise, le moraliste ne doit pas établir cette règle, de ne jamais punir les écrits contre la religion, mais qu’il doit laisser à la prudence du gouvernement et des magistrats à déterminer en ce genre ce qu’il vaut mieux ignorer que punir.

Quelques philosophes de nos jours prétendent que si l’on proscrit entièrement les ouvrages contre la religion, il ne serait peut-être pas moins à propos d’interdire aussi les écrits en sa faveur. « Dès qu’il n’y aura point, disent-ils, d’adversaires déclarés, ces écrits ne serviraient qu’à prouver aux simples que la religion a des adversaires secrets. D’ailleurs qu’ajouteront tous ces ouvrages aux excellens livres déjà composés en faveur du christianisme ? Et qu’y ajoutent-ils souvent en effet que des argumens faibles et mal présentés, qui prouvent plus de zèle que de lumière, et qui peuvent donner aux incrédules une apparence d’avantage ? » Nous convenons que, dans la supposition présente, les écrits en faveur de la religion seraient moins nécessaires ; mais nous ne voyons pas qu’il puisse jamais être dangereux de soutenir une bonne cause par de bonnes raisons, même sans avoir d’adversaires à combattre.

Outre les lois générales qui ont rapport aux hommes considérés comme membres d’une société quelconque, chaque société