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DE PHILOSOPHIE.

les incrédules même affectent pour ceux de leurs semblables qui embrassent une autre religion que celle où ils sont nés. De la part d’un chrétien persuadé, cette horreur est naturelle ; mais dans un homme qui regarde toutes les religions comme aussi indifférentes que la manière de se vêtir, quel peut en être le principe ? Serait-ce pure inconséquence ? Serait-ce plutôt une suite de ce sentiment de respect pour la religion de nos pères, que l’éducation a gravé dans nous, et auquel on obéit, même sans s’en apercevoir ?

Au reste, soit que l’État doive entrer ou non dans les questions de religion, il doit au moins veiller avec soin à ce que les ministres de la religion ne deviennent pas trop puissans. Si leur pouvoir peut être de quelque utilité, c’est dans les États despotiques, pour servir de barrière à la tyrannie ; c’est-à-dire que ce pouvoir n’est alors qu’un moindre mal opposé à un plus grand.

Ces principes généraux de la tolérance civile, qu’il ne faut pas confondre encore une fois avec la tolérance ecclésiastique, c’est-à-dire avec l’indifférence pour toute religion, nous ont paru mériter par leur importance d’être indiqués ici avec quelque étendue, comme un des principaux points qu’on doit s’appliquer à traiter dans des élémens de morale législative. Mais en laissant à chaque citoyen la liberté de penser en matière de religion, lui laissera-t-on celle de parler et d’écrire ? La tolérance, ce me semble, ne doit pas aller jusque-là, surtout si les écrits et les discours dont il s’agit attaquent la religion dans sa morale. Cette règle s’étend même sans difficulté aux écrits qui attaquent le dogme chez les nations qui ont le bonheur de posséder la vraie religion. La question devient plus difficile à résoudre par rapport aux contrées dont les peuples sont engagés dans l’erreur, surtout quand cette erreur est connue d’une grande partie de la nation, et que ceux qui gouvernent n’y participent pas ou n’y sont soumis qu’en apparence. En effet, si d’un côté, comme le christianisme nous l’enseigne, rien n’est plus déplorable que de laisser, en matière de religion, toute une nation plongée dans les ténèbres ; de l’autre, il est quelquefois plus nuisible qu’utile pour le repos de cette même nation de chercher à lui arracher ce voile imposteur. On voit par là avec combien de précautions et de sagesse cette question doit être discutée. Mais quelque méthode qu’on suive pour la résoudre, il est un principe que l’on ne doit pas oublier en la traitant, et qu’on ne saurait trop inspirer à tous les citoyens, c’est qu’il y a de la démence à combattre la religion si elle est vraie, et biça peu de mérite si elle est fausse.