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ÉLOGE.

auraient trop à perdre si l’on voulait borner leur mérite à celui de leurs idées. Les poètes surtout furent indignés d’être jugés pour un géomètre. La sécheresse des mathématiques leur semblait devoir éteindre l’imagination ; et ils ignoraient sans doute qu’Archimède et Euler en ont mis autant dans leurs ouvrages, qu’Homère ou l’Arioste en ont montré dans leurs poésies.

Cependant d’Alembert avait aussi fait des vers, mais en petit nombre : il réussissait surtout dans ceux qui, placés au bas d’un portrait, doivent renfermer en peu de mots une pensée vraie, fine, profonde, exprimée d’une manière forte ou piquante, et rendre, par un petit nombre de traits, le caractère, les talens, les vertus d’un homme célèbre.

Il n’avait pas prononcé, à beaucoup près, toutes ses opinions littéraires et philosophiques : ce qu’il en avait laissé pénétrer lui avait suscité assez de haines ; aussi proposait-il que chaque homme de lettres, pour concilier les intérêts de la vérité ou ceux de son repos, déposât dans une espèce de testament littéraire ses opinions bien entières, bien dégagées de toutes restrictions. Il ne faut pas croire qu’il entendît par là certaines doctrines hardies, déjà si clairement énoncées dans un grand nombre de livres : mais il existe en littérature, en philosophie, en morale, beaucoup d’opinions très-vraies, qu’on n’ose avouer, non qu’elles exposent à quelque danger réel celui qui les soutiendrait, mais parce qu’elles blessent l’opinion commune de la société, dont il faut ménager les erreurs générales, si l’on ne veut pas renoncer aux agrémens qu’elle procure. Cette condescendance presque nécessaire perpétue une foule de petits préjugés, la plupart peu importons s’ils étaient seuls, mais qui, réunis ensemble, forment un grand obstacle aux progrès de la vérité, et entretiennent l’habitude de penser et de juger d’après autrui.

Nous devons regretter que d’Alembert n’ait pas exécuté ce projet ; peu d’hommes auraient pu faire un ouvrage meilleur et plus étendu ; il en est peu qui aient conservé moins de préjugés. Malheureusement la plupart de ceux qui se vantent de n’en plus avoir, en ont seulement abandonné un ou deux des plus grossiers, et tiennent d’autant plus fortement à ceux qui leur restent, qu’ils s’enorgueillissent davantage de la victoire qu’ils ont remportée sur les autres. Combien d’hommes croient dans ce siècle à la philosophie, comme leurs pères ont cru à l’astrologie judiciaire ! et souvent une chimère nouvelle n’a pas d’enthousiastes plus zélés que les fougueux adversaires des vieux préjugés.

Sage sans être timide, alliant la prudence et l’amour de la vérité, d’Alembert semblait pouvoir espérer que son repos ne serait pas troublé. L’Encyclopédie en fut l’écueil : un seul article de ce dictionnaire (l’article Genève) suscita deux disputes très-vives. Cette ville que Calvin et Bèze avaient rendue célèbre dans le seizième siècle, était devenue une seconde fois, par le séjour de Voltaire, l’objet de l’attention de l’Europe. D’Alembert avait fait l’éloge de la constitution que Genève avait alors, de la douceur de ses lois, de l’équité de ses magistrats, de l’esprit philosophique qui s’était répandu même parmi le