Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/255

Cette page n’a pas encore été corrigée
215
DE PHILOSOPHIE.

bligation étroite que la morale nous impose. Mais quand on a satisfaif à cette obligation, et qu’on voit encore une partie de ses semblables manquer du nécessaire par l’injustice et la barbarie du plus grand nombre des citoyens, n’est-il pas du devoir de l’homme vertueux de pousser le sacrifice plus loin, de se priver même tout-à-fait de son nécessaire relatif ; et l’étendue plus ou moins grande de ce sacrifice n’est-elle pas la véritable mesure de la vertu ?

Voilà les questions importantes qu’on doit traiter dans les élémens de la morale de l’homme. Cette science, considérée sous ce point de vue, devient une espèce de tarif, mais un tarif qui doit effrayer toute âme honnête. Il fera voir à l’homme de bien que, s’il lui est permis de désirer les richesses dans la vue d’en faire usage pour diminuer le nombre des malheureux, la crainte des injustices auxquelles l’opulence l’expose doit le consoler quand il est réduit au pur nécessaire.

Le luxe est au nécessaire relatif ce que celui-ci est au nécessaire absolu ; les lois morales sur le luxe doivent donc être encore plus rigoureuses que les lois sur le nécessaire relatif. On peut les réduire à ce principe sévère, mais vrai, que le luxe est un crime contre l’humanité, toutes les fois qu’un seul membre de la société souffre et qu’on ne l’ignore pas. Qu’on juge de là combien peu il y a d’occasions et de gouvernemens où le luxe soit permis, et qu’on tremble de s’y laisser entraîner, si on a


    pour le nécessaire absolu, et par conséquent mille millions de richesses dont une portion de la société est redevable à l’autre, dans les règles de la plus exacte justice. Or la partie la plus riche de la société possède huit mille millions ; et comme nous supposons que trois cents livres suffisent au nécessaire absolu des dix millions d’hommes qui composent cette partie opulente, il s’ensuit que cette partie a trois mille millions de nécessaire et cinq mille millions de superflu. Sur ce superflu, elle doit mille millions à l’autre partie ; c’est donc un cinquième de ce superflu qu’elle lui doit nécessairement. Donc, dans la supposition présente, tout citoyen riche de plus de trois cents livres, doit en rigueur à ses compatriotes le cinquième du restant. L’exemple que nous donnons ici n’est qu’une ébauche léiière du calcul moral que tout homme de bien doit avoir devant les yeux ; nous y avons supposé que les citoyens les plus pauvres aient au moins deux cents livres de revenu, et cette supposition peut être trop forte si une grande partie languit dans la misère ; nous avons supposé, d’un autre côté, que trois cents livres sont le nécessaire absolu de chaque particulier, et cette supposition peut être trop peu favorable dans plusieurs cas, eu égard au sexe, à la constitution du corps, h l’éducation qu’on a reçue, et qui augmente nos besoins même malgré nous. Mais, encore une fois, nous ne prétendons ici que donner un exemple du calcul que chaque citoyen est obligé de faire sur des données plus exactes, et nous ajoutons que ce calcul est un des principaux points qu’on doit traiter en morale. Une des conséquences qu’on doit en tirer, et qui paraît mériter beaucoup d’attention, c’est que les charges publiques ne doivent être imposées que sui le nécessaire relatif des citoyens.