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ÉLÉMENS

qu’ils haïssent le plus dans ceux à qui ils sont forcés de l’accorder.

Pour fixer quelles sont les lois et les bornes du sacrifice que nous devons aux autres, il faut distinguer deux sortes de nécessaire, l’absolu et le relatif. L’absolu est réglé par les besoins indispensables de la vie ; le relatif par l’état et les circonstances. Le nécessaire relatif n’est donc pas égal pour tous les hommes ; l’absolu même ne l’est pas ; la vieillesse a plus de besoins que î’eufance, le mariage que le célibat, la faiblesse que la force, la maladie que la santé.

La morale doit s’appliquer à fixer les bornes du nécessaire absolu et du nécessaire relatif. Il ne s’agit point sur cet article de recourir aux préceptes ni même aux conseils de la religion ; il s’agit de ce que la philosophie et les lois rigoureuses de la société nous permettent ou nous ordonnent. Car des élémens de morale doivent être faits pour toutes les nations, même pour celles que la lumière de la foi n’a pas éclairées.

Les bornes du nécessaire absolu sont fort étroites ; un peu de justice et de bonne foi avec soi-même suffira pour les connaître. À l’égard du nécessaire relatif, la règle la plus sûre pour en juger est l’opinion publique ; elle apprécie toujours équitablement les différens besoins de chaque État. Un citoyen aurait donc tort de régler en général son nécessaire relatif sur l’exemple de ses égaux ; parce que dans un mauvais gouvernement un État peu estimable en lui-même peut être le chemin de l’opulence, et par conséquent n’autorise pas à user avec faste des richesses qu’il a procurées. Mais au défaut du gouvernement la nation fait justice, et prononce sur ce qui est permis à chacun ; il ne s’agit que de savoir l’entendre.

Au reste, une loi antérieure à toute considération sur le nécessaire relatif, c’est que dans les États où plusieurs citoyens manquent du nécessaire absolu, et ces États sont par malheur le plus grand nombre, tous ceux qui ont plus que ce nécessaire doivent à l’État au moins une partie de ce qu’ils possèdent au-delà. Or quelle est cette partie qu’ils doivent, et qu’ils ne peuvent retenir sans être coupables envers la société dont ils sont membres ? La réponse à cette première question[1] renfermera l’o-

  1. Voici un calcul qui peut servir à nous faire entendre. Supposons en France vingt millions d’habitans, et dix mille millions de richesses ; c’est environ cinq cents livres par tête, auxquelles chaque citoyen a également droit, et auxquelles même il aurait un droit absolu et rigoureux, si ces cinq cents livres étaient indispensables pour satisfaire au nécessaire absolu. Mais supposons que le nécessaire absolu se borne à trois cents livres, et qu’il y ait dans la société dix millions d’hommes dont le bien ne se monte qu’à deux cents livres. Voilà donc cent livres qui manquent à chacun de ces citoyens