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DE PHILOSOPHIE.

un objet, et nous détache de tous les autres ; il n’éteint pas l’amitié dans les âmes vertueuses, mais souvent il l’assoupit ; s’il adoucit quelquefois les âmes féroces, il dégrade encore plus sûrement les âmes faibles. L’amour est pourtant de toutes les passions la plus naturelle, la plus excusable et la plus commune.

Les passions peuvent donc être contraires à la vertu par leur seul excès, quand elles auraient d’ailleurs un objet louable ; mais elles le peuvent être encore par la nature même de leur objet, et pour lors elles sont appelées vices ; le vice n’étant autre chose qu’un sentiment habituel qui nous porte à l’infraction des lois naturelles de la société écrites ou non écrites. C’est pourquoi les passions par leur excès, et les vices par leur nature, sont un des plus grands objets dont la morale puisse s’occuper. Elle travaille à modérer les unes et à déraciner les autres. INous disons à modérer les unes ; car, quoique les sentimens trop isolés et trop concentrés nuisent à l’exercice des vertus sociales, la morale ne prétend pas réduire les affections de l’âme à ces seules vertus. Elle nous apprend seulement que ces sentimens doivent être subordonnés à l’amour de l’humanité. Je préfère, disait un philosophe, ma famille à moi, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie. Telle est la devise de l’homme vertueux.

Si on appelle bien-être tout ce qui est au-delà du besoin absolu, il s’ensuit que sacrifier son bien-être aux besoins d’autrui est le grand principe de toutes les vertus sociales, et le rem*ede à toutes les passions. Mais ce sacrifice est-il dans la nature, et en quoi doit-il consister ? Sans doute aucune loi naturelle ni positive ne peut nous obliger à aimer les autres plus que nous ; cet héroïsme, si un sentiment absurde peut être appelé ainsi, ne saurait être dans le cœur humain ; mais l’amour éclairé de notre propre bonheur nous montre comme des biens préférables à tous les autres, la paix avec nous-mêmes, et l’attachement de nos semblables ; et le moyen le plus sûr de nous procurer cette paix et cet attachement, est de disputer aux autres le moins qu’il est possible la jouissance de ces biens de convention si chers à l’avidité des hommes. Ainsi l’amour éclairé de nous-mêmes est le principe de tout sacrifice moral.

La disposition qui nous porte à ce sacrifice s’appelle désintéressement. On peut donc regarder le désintéressement comme la première des vertus morales. C’est en effet celle qui contribue le plus à conserver et à fortifier en nous toutes les autres. C’est aussi celle que les malhonnêtes gens connaissent le moins, celle à laquelle ils croient le moins, celle enfin qu’ils craignent ou