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ÉLÉMENS

doit insensiblement la miner et la dissoudre. Pourquoi neanmoins les législateurs semblent-ils avoir remis à la volonté des peuples l’observation de ces lois ? Pourquoi n’est-il point d’action contre l’avarice, la dureté envers les malheureux, l’ingratitude et la perfidie ? Celui qui laisse périr de misère un citoyen qu’il peut secourir, n’est-il pas à peu près aussi coupable envers la société que s’il faisait périr ce malheureux par une mort lente ? Pourquoi donc les lois l’ont-elles épargné ? C’est que le bien de cet avare étant supposé acquis par des moyens que les lois ne réprouvent pas, elles ne peuvent le lui arracher pour le donner à d’autres ; et que si la loi qui nous oblige de soulager nos semblables est une des premières dans l’état de nature, elle est subordonnée, dans l’ordre de la société, à la loi qui veut que chacun jouisse tranquillement et en liberté de ce qu’il possède. De même pourquoi la perfidie et l’ingratitude n’ont-elles point de peines afflictives ? C’est par une raison à peu près semblable à celle pour laquelle le larcin n’était point puni à Sparte, pour nous apprendre à être sur nos gardes avec les hommes, et à ne pas placer trop légèrement notre confiance et nos bienfaits : c’est aussi pour ne pas trop accorder à la tyrannie des bienfaiteurs, et pour exciter les hommes aux belles actions par le seul plaisir de les faire. Ainsi la morale établit la réalité et la justice des lois non écrites par les raisons même qui ont forcé les législateurs à être indulgens sur la transgression de ces lois. D’ailleurs les législateurs ont pu croire que les hommes ce feraient justice eux-mêmes sur cette transgression, en punissant les coupables, soit par la honte, soit par le mépris, soit par le refus de leur secours ; mais il faut avouer que si les législateurs ont pensé de la sorte, ils ont eu trop bonne opinion du cœur humain.

L’observation des lois naturelles écrites est ce qu’on nomme probité ; la pratique des lois naturelles non écrites est ce qu’on appelle vertu. Cette pratique est proprement l’objet de la morale ; car la sévérité des lois qui produit la crainte est la morale la plus eflicace qu’on puisse opposer aux crimes ; et la vraie morale, celle qui enseigne la vertu, est le supplément des lois.

La vertu sera d’autant plus pure, que l’on sera plus rempli de l’amour universel de l’humanité. Or notre âme n’a qu’une certaine étendue d’affections ; ainsi les passions qui remplissent l’âme de quelque objet particulier nuisent à la vertu, parce que le degré de sentiment qu’elles emportent et qu’elles consomment est autant de retranché sur celui que l’on doit à tous les membres de la société pris ensemble. L’amour, par exemple, peut produire quelquefois le même effet que le défaut d’humanité, par la violence avec laquelle il nous concentre dans