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ÉLÉMENS

soit susceptible ? Demander si l’homme est libre, ce n’est pas demander s’il agit sans motif et sans cause, ce qui serait impossible, mais s’il agit par choix et sans contrainte ; et sur cela il suffit d’en appeler au témoignage universel de tous les hommes. Quel est le malheureux prêt à périr pour ses forfaits, qui ait jamais pensé à s’en justifier en soutenant à ses juges qu’une nécessité inévitable l’a entraîné dans le crime ? C’en est assez pour faire sentir aux philosophes combien les discussions métaphysiques sur la liberté sont inutiles à la tête d’un traité de morale. Vouloir aller en cette matière au-delà du sentiment intérieur, c’est se jeter tête baissée dans les ténèbres.

Comme la justice morale des lois est une suite de la liberté, et non la liberté une suite de la justice des lois, ce serait renverser, ce me semble, l’ordre naturel des idées de vouloir prouver que nous sommes libres, parce qu’autrement les lois seraient injustes. Je dis plus ; on aurait tort de prétendre que, si nous n’étions pas libres, il faudrait anéantir les lois. Ce n’est ici, je l’avoue, qu’une spéculation purement métaphysique sur une hypothèse qui n’existe pas ; mais cette spéculation abstraite peut servir à développer et à fixer nos idées sur la matière que nous traitons. Fussions-nous assujétis dans nos actions à une puissance supérieure et nécessaire, les lois et les peines qu’elles imposent n’en seraient pas moins utiles au bien physique de la société, comme un moyen efficace de conduire les hommes par la crainte, et de donner, pour ainsi dire, l’impulsion à la machine. De deux sociétés semblables, composées d’êtres qui ne seraient pas libres, celle où il y aurait des lois serait moins sujette au désordre, parce qu’elle aurait, si on peut parler de la sorte, un régulateur de plus. La nécessité physique des lois, dans des sociétés pareilles, serait indépendante de la liberté de l’homme ; inais dans la société telle qu’elle est, composée d’êtres libres, cette nécessité physique se change en équité morale. Dans le premier cas, les lois ne seraient que nécessaires ; dans le second, elles sont nécessaires et justes.

Ces observations, essentiellement relatives aux questions préliminaires de la morale, nous ont paru nécessaires pour prémunir nos lecteurs contre les notions peu exactes que plusieurs philosophes ont données de cette science et des vérités qui en font la base, et pour faire sentir de quelle manière ces vérités importantes doivent être traitées.