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DE PHILOSOPHIE.

la société, et de l’y conduire ; c’est au missionnaire à l’attirer ensuite au pied des autels.

La connaissance des principes moraux qui précède la connaissance de l’Être suprême, est elle-même précédée par d’autres connaissances. C’est par les sens que nous apprenons quels sont nos rapports avec les autres hommes et nos besoins réciproques ; et c’est par ces besoins réciproques que nous parvenons à connaître ce que nous devons à la société, et ce qu’elle nous doit : il semble donc qu’on peut définir très-exactement l’injuste, ou ce qui revient au même le mal moral, ce qui tend à nuire à la société en troublant le bien-être physique de ses membres. En effet, le mal physique est la suite ordinaire du mal moral ; et comme nos sensations suffisent, sans aucune opération de notre esprit, pour nous donner l’idée du mal physique, il est évident que, dans l’ordre de nos connaissances, c’est cette idée qui nous conduit à celle du mal moral, quoique l’une et l’autre soient de nature différente. Que ceux qui nieront cette vérité supposent l’homme impassible, et qu’ils essaient de lui faire acquérir dans cette hypothèse la notion de l’injusîe.

Mais cette notion en suppose une auîre, celle de la liberté ; car si l’homme n’était pas libre, toute idée de mal se réduirait au mal physique. C’est donc renverser l’ordre naturel des idées, que de vouloir prouver l’existence de la liberté par celle du bien et du mal moral. C’est prouver une vérité qui n’est que de sentiment, c’est-à-dire de l’ordre le plus simple, par une vérité sans doute aussi incontestable, mais qui dépend d’une suite de notions plus combinées. Nous disons que l’existence de la liberté n’est qu’une vérité de sentiment, et non pas de discussion ; il est facile de s’en convaincre. Car le sentiment de notre liberté consiste dans le sentiment du pouvoir que nous avons de faire une action contraire à celle que nous faisons actuellement ; l’idée de la liberté est donc celle d’un pouvoir qui ne s’exerce pas, et dont l’essence même est de ne pas s’exercer au moment que nous le sentons ; cette idée n’est donc qu’une opération de notre esprit, par laquelle nous séparons le pouvoir d’agir d’avec l’action même, en regardant ce pouvoir oisif, quoique réel, comme subsistant pendant que l’action n’existe pas. Ainsi la notion de la liberté ne peut être qu’une vérité de conscience. En un mot, la seule preuve dont cette vérité soit susceptible est analogue à celle de l’existence des corps ; des êtres réellement libres n’auraient pas un sentiment plus vif de leur liberté que celui que nous avons de la nôtre : nous devons donc croire que nous sommes libres. D’ailleurs, quelles difficultés pourrait présenter cette grande question, si on voulait la réduire au seul énoncé net dont elle