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ÉLÉMENS

semblables. La connaissance de ces devoirs est ce qu’on appelle morale, et l’un des plus importans sujets sur lesquels la raison puisse s’exercer. On ne fait pas tant d’honneur à cette science dans nos écoles. On la rejette pour l’ordinaire à la fin de toutes les autres parties de la philosophie, apparemment comme la moins intéressante, et on la réduit à quelques pages, oii l’on se borne à agiter des questions vides et scolastiques, aussi peu propres à nous instruire qu’à nous rendre meilleurs.

Connaissons mieux l’étendue de la morale, et le cas que nous devons en faire. Peu de sciences ont un objet plus vaste, et des principes plus susceptibles de preuves convaincantes. Tous ces principes aboutissent à un point commun, sur lequel il est difficile de se faire illusion à soi-même ; ils tendent à nous procurer le plus sûr moyen d’être heureux, en nous montrant la liaison intime de notre véritable intérêt avec l’accomplissement de nos devoirs.

La morale est une suite nécessaire de l’établissement des sociétés, puisqu’elle a pour objet ce que nous devons aux autres hommes. Or l’établissement des sociétés est dans les décrets du Créateur, qui a rendu les hommes nécessaires les uns aux autres ; ainsi les principes moraux rentrent dans les décrets éternels. Il n’en faut pourtant pas conclure avec quelques philosophes que la connaissance de ces principes suppose nécessairement la connaissance de Dieu. Il s’en suivrait de là, contre le sentiment des théologiens même, que les païens n’auraient eu aucune idée de vertu. La religion, sans doute, épure et sanctifie les motifs qui nous font pratiquer les vertus morales ; mais Dieu, sans se faire connaître aux hommes, a pu leur faire sentir, et leur a fait sentir en effet la nécessité de pratiquer ces vertus pour leur propre avantage. On a vu même, par un effet de cette Providence qui veille au maintien de la société, des sectes de philosophes qui révoquaient en doute l’existence d’un premier Être, professer dans la plus grande rigueur les vertus humaines. Zenon, chef des stoïciens, n’admettait d’autre Dieu que l’univers, et sa morale est la plus pure que la lumière naturelle ait pu inspirer aux hommes.

C’est donc à des motifs purement humains que les sociétés ont dû leur naissance ; la religion n’a eu aucune part à leur première formation ; et quoiqu’elle soit destinée à en serrer le lien, cependant on peut dire qu’elle est principalement faite pour l’homme considéré en lui-même. Il suffit, pour s’en convaincre, de faire attention aux maximes qu’elle nous inspire, à l’objet qu’elle nous propose, aux récompenses et aux peines qu’elle nous promet. Le philosophe ne se charge que de placer l’homme dans