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ÉLÉMENS

les idées purement intellectuelles et morales, viennent de nos sensations.

Je désirerais seulement, peut-être par un excès de scrupule, que parmi les preuves invincibles que Locke a données de cette vérité, il n’eut pas fait entrer la différente manière de penser des hommes et des nations sur certaines vérités de morale ; je craindrais que cette différence, qui n’est que trop vraie, ne conduisît certains esprits peu attentifs à regarder ces v-érités comme douteuses. Je sais qu’il s’en faut bien qu’elles le soient ; je sais même qu’il s’en faut bien que l’intention de Locke ait été de le faire croire. Mais il est des objets qui doivent être sacrés pour le philosophe, auxquels du moins il ne doit toucher qu’avec une extrême circonspection, et sur lesquels il doit éviter de donner même occasion à des sophismes. D’ailleurs, pour prouver qu’il n’y a point d’idées innées, est-il nécessaire d’observer que les principes de morale trouvent de la contradiction parmi les hommes ? Quand toutes les nations seraient parfaitement d’accord sur ces principes, et sur la manière de s’y conformer, s’ensuivrait-il qu’ils fussent innés pour cela ? Il s’ensuivrait seulement que les hommes ayant les mêmes sensations, ont du être conduits de la même manière par ces sensations à la connaissance des vérités morales. Je conviens que la connaissance de ces vérités ne nous vient pas immédiatement de nos sensations ; ellfe nous vient de la société que nous formons avec les autres hommes, des idées que cette société nous procure, des besoins qu’elle nous fait sentir, et des moyens qu’elle nous fournit pour les satisfaire : mais toutes ces connaissances même tiennent évidemment à nos sensations, en dépendent, et ne sont acquises que par ce secours. C’est donc en effet à nos sensations que nous devons la connaissance des vérités morales. En un mot, la connaissance des vérités morales n’est fondée que sur la notion du juste et de l’injuste ; l’homme n’a l’idée de l’injuste que parce qu’il a l’idée de souffrance, et il n’a l’idée de souffrance que parce qu’il a des sensations.

Mais s’il est vrai que c’est à nos sens que nous devons primitivement toutes nos idées, il n’est pas moins vrai que c’est à la so* ciété qui nous unit aux autres hommes que nous devons immédiatement, non-seulement, comme nous venons de le dire, les idées morales, mais la plus grande partie même des notions purement spéculatives. Il ne faut, ce me semble, pour s’en convaincre, que réfléchir sur la différence énorme qui se trouve à l’égard des connaissances et des lumières entre les sauvages et les peuples policés. Qu’aurait été le plus grand de nos philosophes, s’il eût été réduit aux seules idées qui sortaient du fond