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DE PHILOSOPHIE.

de nos organes, et combien de l’autre les organes de deux hommes diffèrent de perfection entre eux, antérieurement à toute éducation ; deux vérités que l’expérience prouve incontestablement. D’ailleurs, et ceci soit dit par manière de remontrance aux philosophes qui s’épuisent en raisonnemens sur des questions inutiles, qu’importe si les esprits, soit en eux mêmes, soit unis au corps, sont égaux ou inégaux entre eux, et suscepliblesdes mêmes idées, des mêmes talens, des mêmes vertus ? À quoi bon agiter cette question, dont la solution ne peut être d’aucune utilité pratique, puisque dans le fait les esprits des hommes sont réellement Irès-inégaux dans leurs productions, et qu’aucun système ne pourra jamais les rendre égaux à cet égard ? L’éducation peut seulement diminuer jusqu’à un certain point cette inégalité. Si c’est là toute la conséquence pratique qu’on veut tirer du système de l’égalité primordiale des esprits, cette conséquence est vraie indépendamment du système ; car il est évident par l’expérience que, soit que les esprits soient égaux ou non par leur nature, l’éducation peut les perfectionner, ou par le nombre et le genre des idées qu’elle procure, ou par le degré de perfection qu’elle peut ajouter aux organes. Mais prétendre que deux hommes, différemment constitués et organisés, et placés d’ailleurs dans les mêmes circonstances à chaque instant de leur vie, produiront absolument les mêmes choses, c’est prétendre que deux hommes, l’un faible, l’autre robuste, placés dans les mêmes circonstances, et élevés de même, seront capables des mêmes actions de force corporelle.

Autre difficulté ; car dans cette matière ténébreuse tout en fourmille. Si les âmes des hommes sont égales par leur nature, et si la différence de leurs idées et de leurs qualités tient uniquement à celle des organes, pourquoi l’âme des bêtes ne serait-elle pas égale par sa nature à celle des hommes ? et si elle l’est, pourquoi la différence de sort qu’elle éprouve ? Voilà encore de l’occupation pour les métaphysiciens, au moins pour ceux qui n’auront rien de mieux à faire que de chercher à résoudre de pareilles questions sans y pouvoir réussir.

Donnons encore à cette occasion une nouvelle preuve de l’esprit conséquent de Descartes. « L’âme, disait-il, est essentiellement différente de la matière. Elle doit donc avoir des idées qui en soient indépendantes. Elle doit donc avoir des idées innées. » Cette conséquence, si elle n’est pas démonstrative, est au moins bien philosophique, bien convenable et à la dignité de notre âme, et à la grandeur de l’Être qui l’a créée. Mais malheureusement cette conséquence n’est pas vraie ; Locke a démontré, et bien d’autres après lui, que toutes nos idées, même