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ÉLÉMENS

On aurait donc très-grand tort (et ceci soit dit en général pour toutes les questions métaphysiques dont l’examen tient à la religion) d’accuser de matérialisme un philosophe qui comparerait et balancerait les preuves de la spiritualité de l’âme avec les objections qu’on y oppose. Il suffit qu’après avoir reconnu et fait sentir la force des preuves, il y ajoute la foi pour faire pencher évidemment la balance en leur faveur. Oui, je ne crains point de le dire, et je ne vois pas comment la religion, si jalouse de sa supériorité sur la raison humaine, et à si juste titre, pourrait s’en offenser ou s’en alarmer ; la foi est indispensable dans la plupart de ces questions métaphysiques, non pour nous éclairer, mais pour nous décider entièrement : la raison allume le flambeau ; c’est à la foi à le recevoir d’elle, à l’entretenir et à empêcher l’erreur de souffler dessus. Combien de vérités sur lesquelles nous ne pouvons prononcer définitivement qu’avec ce secours ? Pesons et examinons toutes les preuves que la philosophie nous fournit de la spiritualité de l’âme, de son immortalité, de la liberté de l’homme, et par conséquent de ses obligations morales ; appliquons toutes ces preuves aux animaux, nous serons étonnés des conséquences absurdes dans lesquelles elles nous précipiteraient, si la foi ne venait au secours de la raison qui s’égare, et ne lui montrait les bornes où elle doit s’arrêter, en lui apprenant la différence que le Créateur à jugé à propos de mettre entre l’homme et la bête.

Voici encore une question dont la solution tient plus qu’on ne pense à celle de la distinction du corps et de l’âme. Si l’âme est différente du corps, si c’est une substance simple, comment concevoir l’inégalité des esprits ? Il vaudrait autant dire que les points mathématiques sont inégaux ; l’égalité naturelle des esprits paraît donc une suite incontestable de la distinction des deux substances. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’un philosophe, qui dans un ouvrage célèbre a soutenu cette égalité primitive des esprits, a été accusé et condamné même comme matérialiste, tant ses adversaires ont été conséquens. Mais si ce philosophe n’a pu essuyer à ce sujet une querelle légitime de la part des théologiens, il n’a pas été dans le même cas à l’égard des philosophes. Car il paraît avoir prétendu non-seulement que telle âme prise en elle-même est égale à telle autre, opinion qu’il paraît difficile de réfuter, quand on admet la différence de l’âme et du corps ; mais que telle âme unie à tel corps est susceptible des mêmes idées, des mêmes connaissances, des mêmes talens, des mêmes passions, de la même perfection que telle autre, unie à tel autre corps. Pour admettre cette opinion, il faudrait, ce me semble, ignorer combien d’une part notre âme est dépendante