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ÉLÉMENS

exposée de même, si ce n’est le mouvement du sang qui est arrêté dans la première ? Et quel rapport ce mouvement du sang paraît-il avoir avec la sensation que l’homme vivant éprouve, tandis que le cadavre en est privé ? Ces réflexions si simples ne suffisent-elles pas pour prouver que le sentiment et la pensée appartiennent à un principe différent de la matière ?

Mais, d’un autre côté, ont dit plusieurs philosophes, « Si la matière et la substance pensante n’ont rien de commun, pourquoi l’accroissement, le dépérissement, l’altération, et en général la perfection ou la force plus ou moins grande de nos organes, a-t-elle une influence si marquée sur nos sensations, nos affections et nos idées ? Comment concevoir d’ailleurs que deux substances qu’on suppose absolument différentes, et n’ayant entre elles rien de commun, puissent avoir l’une sur l’autre une action réciproque si forte et si sensible ? Quelle différence enfin pouvons-nous concevoir, du moins d’après les notions que l’habitude nous a fait acquérir, entre le néant absolu et un être qui ne serait point matière ? On dit, pour prévenir cette objection, que la pensée, la volonté, ne sont ni longues, ni larges, ni colorées, et cependant sont quelque chose. Cela est vrai ; mais le mouvement, la pesanteur, etc. ne sont non plus ni longs, ni larges, ni colorés, et cependant sont quelque chose, et en même temps appartiennent à îa matière. La difficulté n’est pas de concevoir des modifications qui soient privées d’étendue, mais de concevoir que le sujet qui reçoit ces modifications ne soit pas étendu. D’ailleurs si la matière est distinguée du principe qui pense, qui sent et qui veut, et si en même temps ce principe qui pense, qui sent et qui veut, est individuellement le même, pourquoi d’un côté rapportons-nous, comme par un instinct invincible, nos sensations aux ditrérentes parties de notre corps qui en sont l’organe, et pourquoi de l’autre ne rapportons-nous jamais la volonté à aucune partie de notre corps, même à celle qui pourrait en être l’objet, par exemple, aux pieds la volonté de marcher, comme nous rapportons aux pieds le chaud, le froid que nous y sentons ? Plus on approfondit toutes ces questions, plus on s’y perd. »

Telles sont les raisons de certains philosophes pour douter de la spiritualité del’àme. Mais ôtent-elles quelque force aux preuves que nous avons données plus haut de cette vérité ? Le sage se bornera seulement à tirer de ces doutes deux conclusions, l’une spéculative, l’autre pratique. La première, c’est que d’après le peu de connaissance que nous avons de l’essence de la matière, et d’après l’obscurité même de l’idée sous laquelle nous nous îa