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ÉLOGE.

semblent être l’aurore du jour dont peuvent espérer de jouir les siècles qui nous suivront.

D’Alembert réduisant à un petit nombre de vérités générales, de premiers principes, le peu que nous pouvons savoir certainement sur la métaphysique, sur la morale, sur les sciences politiques : peut-être donnait-il à l'esprit humain des limites trop étroites ; peut-être qu’accoutumé à des vérités démontrées et formées d’idées simples et déterminées avec précision, il n’était pas assez frappé des vérités d’un autre ordre, qui ont pour objet des idées plus compliquées, et dans la discussion desquelles il faut même se faire des définitions et, pour ainsi dire, des idées nouvelles, parce que les mots employés dans ces sciences, tirés de la langue vulgaire, et employés dans le langage commun, n’ont qu’un sens vague et déterminé. Peut-être paraissait-il n’avoir pas assez senti que, dans des sciences dont le but est d’enseigner comment on doit agir, l’homme peut, comme dans la conduite de la vie, se contenter de probabilités plus ou moins fortes, et qu’alors la véritable méthode consiste moins à chercher des vérités rigoureusement prouvées, qu’à choisir entre des propositions probables, et surtout à savoir évaluer leur degré de probabilité.

L’opinion de d’Alembert a le danger de trop resserrer le champ où l’esprit humain peut s’exercer ; de rendre l’ignorance présomptueuse, en lui montrant ce qu’elle ne connaît pas comme impossible à connaître ; enfin de livrer au doute, à l’incertitude, et par conséquent à des principes vagues et arbitraires, des questions importantes au bonheur de l’humanité ; inconvénient d’autant plus grand, que bien des hommes sont intéressés à faire croire que ces questions ne peuvent avoir de principes fixes, pour se réserver le droit de les décider suivant leurs vues personnelles ou leur caprice.

Mais ce danger est peut-être moindre que celui d’une philosophie plus tranchante, qui érigerait en vérités certaines, ses opinions et ses préjugés : après tout, ceux qu’on refuse de croire n’ont pas à se plaindre lorsqu’on se borne à être difficile sur les preuves ; et quand on est bien sûr d’avoir trouvé la vérité, on ne peut se fâcher contre ceux qui nous disent : Prouvez, et nous vous croirons.

Aussi le tort de d’Alembert se réduit-il à n’avoir pas voulu quelquefois examiner ces preuves qu’on lui disait certaines, ou approfondir ces questions qu’il regardait comme insolubles ; et ce tort est bien léger, si l'on songe combien de fois il avait été trompé par de fausses promesses.

Les philosophes qui, sur les opinions spéculatives, se renferment dans le doute presque absolu, ont, par une conséquence nécessaire, des opinions pratiques très-modérées.

D’Alembert croyait, comme Fontenelle, que l’homme sage n’est pas obligé de sacrifier son repos à l’espérance incertaine d’être utile, qu’il doit la vérité aux hommes, mais avec les ménagemens nécessaires pour ne point avertir ceux qu’elle blesse de se soulever et de se réunir contre elle ; que souvent, au lieu d’attaquer de front des préjugée dangereux, il vaut mieux élever à côté d’eux les vérités dont la faus-