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ÉLÉMENS

est sortie, dit il, l’âme raisonnable, et science de l’âme irrationnelle, qui nous est, dit-il, commune avec les brutes, et qui est produite du limon de la terre. On ne peut, ce me semble, attribuer guère plus clairement à la matière la faculté de sentir ; et il faut avouer que cette idée, si elle n’avait pas d’ailleurs d’autres inconvéniens, fournirait la réponse à une des plus fortes objections qu’on peut faire contre l’âme des bêtes ; car si cette âme n’était qiie matière, elle périrait naturellement avec le corps. Il est vrai que les animaux paraissent avoir encore autre chose que des sensations, et être susceptibles d’une sorte de raisonnement, qu’on ne peut attribuer qu’à une substance pensante. Aussi Descartes, qui regardait la faculté de penser et celle de sentir comme l’attribut d’une seule et même substance, a refusé tout-à-fait l’une et l’autre faculté aux animaux, coupant ainsi le nœud gordien pour s’en débarrasser. Mais il paraît que jusqu’à lui les idées des philosophes n’étaient pas bien fixées sur la différence ou l’identité de l’âme sensible et de l’âme raisonnable Il ne faut peut-être pour s’en convaincre que se rappeler ce principe trivial et de tous les temps, que la raison est ce qui distingue l’homme de la brute ; par le mot raison on n’a pu entendre que la faculté dépenser, en tant qu’elle estdistinguée de celle de sentir. Encore ne faut-il pas entendre ici par faculté de penser, ce que cette expression signifie à la rigueur ; mais seulement la faculté de penser perfectionnée, et rendue capable de s’étendre au-delà des besoins naturels : car pour la faculté de connaître les vrais besoins de l’individu, leur nature, leur étendue, leurs limites, et les moyens d’y satisfaire, avouons-le à la honte de notre espèce, cette faculté paraît plus parfaite dans les animaux que dans les hommes.

Mais, dira-t-on, au lieu d’attribuer à deux principes différens la sensation et l’ébranlement de l’organe, tandis qu’on attribue au même principe deux choses aussi différentes que la sensation et la pensée, ne serait-il pas plus court et plus simple de çapporter tout à un même principe, ébranlement, sensation, pensée, affections, etc. ? Cette manière de raisonner serait, ce me semble, peu philosophique, indépendamment même des inconvéniens qui en résulteraient pour la religion. Bien loin de prétendre tout réduire à la matière, plus j’approfondis la notion que je m’en forme, plus cette notion me paraît un abîme d’obscurités. Le philosophe qui affirmerait qu’il n’y a qu’une substance, et celui qui voudrait en admettre trois, quatre ou davantage, seraient également téméraires. De bonne foi, avons-nous même une idée claire de ce que c’est que substance, pour être si hardis dans nos assertions ? Il n’y a qu’à écouter les définitions que les