Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/235

Cette page n’a pas encore été corrigée
195
DE PHILOSOPHIE.

cette connaissance par des raisonnemens qui ne sont d’abord que des soupçons, des conjectures, mais des conjecturea que l’expérience répétée et l’accord des autres sens confirment. Je dis l’accord des autres sens ; car il est d’abord évident par tout ce que nous venons dire du sens de la vue, que ce sens et celui du toucher s’accorderont parfaitement ensemble pour nous faire juger de ce qui est notre corps et de ce qui ne l’est point. À l’égard de l’odorat, de l’ouïe et du goût, quoique ces trois sens ne puissent nous donner par eux-mêmes aucune notion de l’existence des objets extérieurs, je crois qu’ils servent à nous en assurer, quand nous la connaissons ou la soupçonnons déjà par d’autres sens. Un homme qui n’aurait que le sens du toucher, joint à celui de Todorat et de l’ouïe, s’apercevrait bientôt que dans l’odeur qu’il sent ou le son qu’il entend, il y a deux choses à distinguer, la sensation qu’il éprouve, et un objet différent de lui-même, qui lui cause cette sensation. Aussi peut-on dire que les sensations de l’odorat, de l’ouïe, du goïit, de la vue, sont tout à la fois aidées et troublées par le toucher ; aidées, en ce que le toucher nous fait connaître l’existence des corps qui occasionent en nous ces sensations ; troublées, en ce que l’existence de ces corps une fois connue par le toucher, fait juger au vulgaire ce qui n’est pas, savoir que les odeurs, les sons, les saveurs, les couleurs appartiennent aux objets extérieurs et non pas à nous ; au lieu que ces sensations et celle de la vue même (au moins dans les premiers instans), si elles étaient seules, et que le toucher ne s’y mêlât pas, nous apprendraient ce qui est en effet, que les odeurs, les sons, les saveurs, les couleurs n’existent que dans nous-mêmes.

On peut remarquer, au reste, que le goût n’est qu’un toucher modifié : la raison qui a porté les philosophes à en faire un sens particulier, c’est, 1o. que l’organe du goût est affecté à une partie seule de notre corps, tandis que le toucher est attaché à toutes les autres indistinctement ; 2o. que cette espèce de toucher, exclusivement affectée à une partie de notre corps, produit en nous une sensation particulière qui se joint au toucher, mais qui en est différente. Observons cependant à cette occasion, que si on établissait la différence de nos sens sur celle de nos sensations, il faudrait admettre bien plus de cinq sens, même en ne mettant pas de ce nombre celui que Bacon et d’autres philosophes après lui ont appelé le sixième sens, je veux dire le sens physique de l’amour. La sensation de chaleur, par exemple, et celle de froid, sont absolument différentes de celle du toucher ; et si nous les rapportons communément à ce dernier sens, c’est parce que pour l’ordinaire nous éprouvons cette sen-