Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/234

Cette page n’a pas encore été corrigée
194
ÉLÉMENS

le mouvement de notre corps, soit par le mouvement des corps qui nous environnent, nous apercevrons bientôt qu’il y a quelques unes de ces portions d’étendue figurées et colorées que nous voyons toujours, et qui nous affectent constamment de la même manière, tandis que les autres varient continuellement et nous offrent sans cesse un nouveau spectacle. N’est-ce pas une raison suffisante pour conclure la différence de l’étendue qui est nôtre d’avec celle qui est hors de nous ? II me paraît au moins certain qu’étant bornés à la vision, nous remarquerions deux sortes d’étendue, dont l’une ne nous abandonnerait jamais, et l’autre paraîtrait et disparaîtrait successivement ; que dans cette étendue mobile et variable, nous distinguerions des parties placées les unes hors des autres, et par conséquent aussi plus ou moins distantes de la portion d’étendue qui nous est toujours présente. Supposons maintenant que nous puissions, par le seul acte de notre volonté, rapprocher ou éloigner cette dernière portion d’étendue de celles qui l’environnent, tandis que nous ne pouvons ni la rapprocher ni l’éloigner elle-même, ni, en un mot, empêcher qu’elle ne nous soit toujours présente, pendant que les autres le sont ou cessent de l’être à notre volonté ; n’en conclurons-nous pas que ces portions d’étendue environnantes sont réellement distinguées de nous ?

« Cette conclusion, dira-t-on peut-être, n’est pas exacte ; tout ce que nous pouvons conclure de la manière différente dont les parties de l’étendue nous affectent, c’est qu’il y a des parties de nous-mêmes qui sont permanentes, et d’autres qui sont variables. » Mais quand nous apercevons par le toucher des portions de matière qui nous rendent sensation pour sensation, et d’autres qui ne nous la rendent pas, pourquoi ne conclurions-nous pas aussi qu’il y a une portion de nous-mêmes qui nous rend sensation pour sensation, et une autre portion qui la donne sans la recevoir ? Cependant nous ne tirons pas cette conclusion, et nous concluons au contraire que ces portions d’étendue qui nous procurent des sensations simples et sans réplique, ne nous appartiennent point. Ne sommes-nous donc pas autorisés à conclure aussi que ces portions d’étendue, qui sont tantôt présentes, tantôt absentes pour nous, sont distinguées de nous-mêmes ? Je conviendrai sans peine que cette conclusion n’est pas démonstrative, pourvu qu’on m’accorde en même temps qu’elle nous entraîne avec autant de force que l’évidence même.

Si j’ose dire la vérité, il me semble que comme nos sensations ne nous démontrent point en rigueur qu’il y a des êtres ditférens de nous, ces mêmes sensations ne nous démontrent pas non plus en rigueur où se termine notre corps ; que nous acquérons