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ÉLÉMENS

le peu qui leur manque. D’un côté la vertu, souvent malheureuse en ce monde, exige de la justice de l’Être suprême des récompenses après la mort ; de l’autre la révélation nous fait connaître pourquoi Dieu, qui doit des récompenses à la vertu, ne les lui accorde pas dès cette vie même, et souffre qu’elle soit malheureuse sans paraître l’avoir mérité. La religion seule, dit Pascal, empêche l’état de l’homme en cette vie d’être une énigme. Voilà ce que le philosophe ne doit point perdre de vue en traitant la question de l’immortalité de l’âme, pour distinguer, comme dans l’existence de Dieu, les preuves directes qui sont du ressort de la raison, d’avec les objections dont la révélation fournit la réponse.

Il est néanmoins assez surprenant que plusieurs anciens philosophes, quoique privés du secours de cette même révélation, aient cru l’âme immortelle, tandis que la spiritualité de l’âme, qui est une vérité purement philosophique, n’a été connue distinctement d’aucun d’eux. La vanité des hommes qui aime à se flatter d’une existence éternelle, a fait faire ce pas aux sages du paganisme ; et, s’il est permis de le dire, leur erreur sur la nature de l’âme servait à les confirmer dans la croyance de son immortalité. Ils ne voyaient aucune différence entre dire que l’âme n’était rien, et la dépouiller absolument de toute espèce de matière ; persuadés d’ailleurs qu’aucune particule de matière ne pouvait périr, et qu’une matière douée de sentiment et de pensée (et par conséquent, selon eux, très-déliée et très-subtile) ne pouvait perdre cette propriété sans cesser d’être, ils en concluaient que la substance de l’âme était immortelle ; ils se partageaient seulement sur le sort de cette substance après la mort, et leurs systèmes sur ce point étaient autant de questions d’aveugles sur la lumière. Nous avons l’avantage d’être plus éclairés et plus instruits. Les difficultés que l’âme des bêtes semble fournir contre la spiritualité et contre l’immortalité de l’âme, n’ébranlent ni la raison ni la croyance du sage. Il n’y répond point, avec certains scolastiques, par cette absurdité ridicule, que l’âme des bêtes est matière, parce qu’elle se borne à sentir et qu’elle ne pense pas ; il reconnaît que les sensations et la pensée ne peuvent appartenir qu’au même principe ; et l’expérience lui prouve d’ailleurs que les bêtes ne sont pas bornées aux sensations pures. Il convient donc que l’âme des bêtes est de la même nature que celle de l’homme, quant à la spiritualité, parce qu’il serait absurde de soutenir que la matière sent et pense dans les animaux et non dans l’homme. Mais il avoue en même temps que la différence de l’âme humaine et de celle des bêtes, quant à l’immortalité, vient uniquement de ce que