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DE PHILOSOPHIE.

l’âme pense ou sent toujours ? L’énoncé seul de cette question doit faire sentir l’impossibilité d’y répondre. La connaissance de la nature de l’âme ne peut servir à la résoudre, puisque cette connaissance nous manque ; ainsi les philosophes qui ont prétendu que l’âme ne pense pas toujours, ne peuvent se fonder que sur l’observation qu’ils en ont faite. Or c’est penser, qu’observer qu’on ne pense pas ; et à l’égard de ces momens si fréquens et si fugitifs, où l’on n’a rien observé, et dont on ne juge que par réminiscence, cette réminiscence peut-elle être assez sure pour nous persuader que nous n’avons point pensé dans ces momens ? Ceux au contraire qui soutiennent que l’âme pense toujours, ne le peuvent prétendre que d’après l’attention continuelle qu’ils ont faite à chacune de leurs pensées, et tout le monde sait que la rapidité des pensées qui se suivent en nous ne nous permet pas cette attention soutenue.

Il en est de même d’une infinité d’autres questions dont on doit abandonner la solution aux métaphysiciens téméraires. En quoi consiste l’union du corps et de l’âme, et leur influence réciproque ? En quel temps l’âme est unie au corps ? Si les habitude ? sont dans le corps et dans l’âme, ou dans l’âme seulement ? Eu quoi consiste l’inégalité des esprits ? Si cette inégalité est dans les âmes, ou dépend uniquement de la disposition du corps, de l’éducation, des circonstances, de la société ? Commentées différens objets peuvent influer si différemment sur des âmes qui seraient toutes égales d’ailleurs, ou comment des substances simples peuvent être inégales par leur nature ? Comment les animaux avec des organes pareils aux nôtres, avec des sensations semblables, et souvent plus vives, restent bornés à ces mêmes sensations, sans en tirer comme nous une foule d’idées abstraites et réfléchies, les notions métaphysiques, les langues, les lois, les sciences etles arts ? Enfin jusqu’où la réflexion peut porter les animaux, et pourquoi elle ne peut les porter au-delà ? Les idées innées sont une chimère que l’expérience réprouve ; mais la manière dons nous acquérons des sensations et des idées réfléchies, quoique prouvée par la même expérience, n’est pas moins incompréhensible. Sur tous ces objets l’intelligence suprême a mis au-devant de notre faible vue un voile que nous voudrions arracher en vain. C’est un triste sort pour notre curiosité et notre amour-propre, mais c’est le sort de l’humanité. Nous devons du moins en conclure que les systèmes, ou plutôt les rêves des philosophes sur la plupart des questions métaphysiques, ne méritent aucune place dans un ouvrage uniquement destiné à renfermer les connaissances réelles acquises par l’esprit humain.

L’existence des objets de nos sensations, celle de notre corps