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DE PHILOSOPHIE.

sion, lorsqu’à notre réveil nous nous apercevons que ce que nous avons cru voir, toucher ou entendre, n’a aucun rapport ni aucune liaison, soit avec le lieu où nous sommes, soit avec ce que nous nous souvenons d’avoir fait auparavant. INous distinguons donc la veille du sommeil par cette continuité d’actions qui, pendant la veille, se suivent et s’occasionent les unes les autres ; elles forment une chaîne continue que les songes viennent tout à coup briser ou interrompre, et dans laquelle nous remarquons sans peine les lacunes que le sommeil y a faites. Par ces principes on peut distinguer dans les objets l’existence réelle de l’existence supposée.

La troisième question, comment nous parvenons à nous former l’idée des corps et de l’étendue, renferme des difficultés encore plus réelles, et même, en un certain sens, insolubles. Le toucher nous apprend sans doute à distinguer ce qui est Tiôirt d’avec ce qui nous environne ; il nous fait, pour ainsi dire, circonscrire l’univers à nous-mêmes ; mais comment nous donne-t-il l’idée de cette contiguité de parties, en quoi consiste proprement la notion de l’étendue ? Yoilà sur quoi la philosophie ne peut nous fournir, ce me semble, que des lumières fort imparfaites. C’est que nous ne pouvons remonter jusqu’aux perceptions simples qui sont les élémens de cette perception multiple, comme nous ne pouvons remonter aux élémens de la matière ; c’est que toute perception primitive, unique et élémentaire, ne peut avoir pour objet qu’un être simple et qu’il nous est aussi impossible de concevoir comment l’assemblage d’un nombre fini ou infini de perceptions simples produit une perception composée, que de concevoir comment un être composé peut se former d’êtres simples. En un mot, la sensation qui nous fait connaître l’étendue est, par sa nature, aussi incompréhensible que l’étendue même ; ainsi l’essence de la matière, et la manière dont nous nous en formons l’idée, restera toujours couverte de nuages. Nous pouvons conclure de nos sensations qu’il y a des êtres hors de nous ; mais cet être que nous appelons matière, est-il semblable à l’idée que nous nous en formons ? c’est ce que nous devons nous résoudre à ignorer. Il est dans chaque science des principes vrais ou supposés, qu’on saisit par une espèce d’instinct auquel on doit s’abandonner sans résistance ; autrement il faudrait admettre dans les principes un progrès à l’infini qui serait aussi absurde qu’un progrès à l’infini dans les êtres et dans les causes, et qui rendrait tout incertain, faute d’un point fixe d’oii l’on pût partir. C’est pour satisfaire nos besoins et non pas notre curiosité, que les sensations nous sont données ; c’est pour nous faire connaître le rapport que les êtres