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ÉLÉMENS

de penser que la matière n’est qu’un phe’nomène, une pure illusion de nos sens, et qu’il n’y a rien hors de nous de semblable à ce qu’ils nous représentent ? Je ne puis reconnaître dans l’univers qu’une seule espèce de substance, je n’y vois que Dieu et quelques êtres pensans, ou peut-être que Dieu et moi. »

La meilleure réponse à ce pyrrhonien décidé, est celle de Diogène à Zenon : il faut ou l’abandonner à sa bonne foi, ou le laisser vivre et raisonner avec des fantômes[1]. Ce qu’il y a de très-singulier, c’est que des philosophes estimables, tels que Malebranche, ne se soient abstenus de nier l’existence de la matière que par la crainte de contredire la révélation, comme si la révélation n’était pas appuyée sur cette existence ; réduisez un incrédule à nier qu’il y ait des corps, il aura bientôt honte de l’être, s’il n’est pas tout-à-fait insensé. Chez le commun des philosophes chrétiens, c’est la raison qui défend la foi ; ici, par une disposition d’esprit singulière, c’est la foi de Malebranche qui a mis à couvert sa raison, et qui lui a épargné l’absurdité la plus insoutenable. L’imagination de ce philosophe, souvent malheureuse dans les principes qu’elle lui faisait adopter, mais presque toujours juste dans les conséquences qu’elle en tirait, l’entraînait quelquefois bien au-delà du point où il aurait voulu aller ; les principes de religion dont il était pénétré le retenaient alors sur le bord du précipice. Sa philosophie touchait au pyrrhonisme d’une part, et au spinosisme de l’autre.

La seule réponse raisonnable qu’on puisse opposer aux objections des sceptiques, contre l’existence des corps, est celle-ci : Les mêmes effets naissent des mêmes causes ; or, supposant pour un moment l’existence des corps, les sensations qu’ils nous feraient éprouver ne pourraient être ni plus vives, ni plus constantes, ni plus uniformes que celles que nous avons ; donc nous devons supposer que les corps existent. Voilà jusqu’où le raisonnement peut aller en cette matière, et où il doit s’arrêter. L’illusion dans les songes nous frappe sans doute aussi vivement que si les objets étaient réels ; mais nous parvenons à découvrir cette illu-

  1. Les principaux argumens contre l’existence des corps sont développés fort au long dans un ouvrage de Berkley, qui a pour titre : Dialogues entre Hilas et Philonoüs ; ce dernier mot signifie a ? ni de l’esprit : nom bien convenable h un pliilosophe ou plu lot à un raisonneur qui ne reconnaît point de corps. A la tête de la tiaduclion française qu’on en a faite il y a quelques années, on a mis une vignette allégorique, ingénieuse et singulière. Un enfant voit sa figure dans un miroir, et court pour la saisir, croyant voir un être réel. Un philosophe placé derrière l’enfant paraît rire de sa méprise ; et au bas de la vignette on lit ces mots adressés au philosophe : Quid rides ? Fabula de te narratur.