Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/219

Cette page n’a pas encore été corrigée
179
DE PHILOSOPHIE.

donne, pour ainsi dire, à la fortune le temps de venir au secours de la sagesse. Cette maxime si vraie et si utile, est celle que le philosophe doit le moins perdre de vue dans la conduite de la vie. Donner du temps à la fortune doit être sa devise et sa règle ; et c’est par là que nous terminerons les vérités pratiques et importantes, que nous nous étions proposé de développer dans cet article.

De tous les objets de nos connaissances, il en est deux seulement qui paraissent ne devoir pas être soumis à l’art de conjecturer ; les sciences mathématiques, et la vérité de la religion : car chacun de ces deux objets doit avoir l’évidence pour caractère distinctif. Nulle difficulté à cet égard sur les sciences mathématiques. On rirait d’un géomètre qui voudrait employer les argumens probables pour prouver une proposition d’Euclide. Quant aux preuves de la religion, il semble que celles qui seraient purement conjecturales, doivent élre absolument rejetées. Si Dieu, comme il n’est pas permis d’en douter, a fait connaître aux hommes le vrai culte qu’ils doivent lui rendre, il est évident que les raisonnemeus qui établissent ce culte, doivent porter dans l’esprit une conviction, du moins aussi frappante que les démonstrations géométriques : sans quoi il resterait encore des motifs raisonnables de douter, et par conséquent une excuse suffisante à l’incrédule, qui n’en doit point avoir. Aussi les théologiens les plus conséquens ne craignent point de soutenir que l’évidence du christianisme est égale, ou même au-dessus de celle des mathématiques. Cependant, le croira-t-on, il s’est trouvé des philosophes, mêrue religieux, des philosophes d’ailleurs estimés, qui nous disent tranquillement dans leurs ouvrages[1], que pour croire à la religion chrétienne, il suffit que l’impossibilité n’en soit pas démontrée. Si les ouvrages de ces philosophes pénètrent chez tant de nations engagées dans l’erreur, n’est-il pas à craindre qu’à l’aide d’un pareil argument, ces nations ne restent invinciblement attachées aux religions les plus absurdes ? En effet, combien d’hommes pour qui il est comme impossible de se démontrer la fausseté d’un culte, auquel l’exemple, l’habitude, les préjugés, l’ignorance, la superstition les lient ? Je crois bien mieux servir la vraie religion en disant à tous les hommes : Soyez sûrs que votre religion est fausse, ou du moins que l’Être suprême n’en exige de vous ni la croyance, ni la pratique, si la vérité n’en est pas plus claire que le jour. En vain croirait-on m’erabarrasser, en m’objectant les mystères du christianisme ; la géométrie a aussi

  1. Lettres de M. de Maupertuis, lettre XVII, et Essai de Philosophie morale du même auteur, chap. VII.