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ÉLÉMENS

immortelle, faire bien peu de cas de cet art de chicane (pour ne pas dire de fourberie) qu’on a honoré du nom de politique ; on ne l’accusera pourtant, ni de vouloir par ce mépris se venger d’avoir été dupe, ni de laisser voir le dépit qu’inspirent les mauvais succès[1].

L’art de la guerre, qui est l’art de détruire les hommes, comme la politique est celui de les tromper, est encore un de ceux où l’art de conjecturer a de quoi s’exercer le plus. Le guerrier est même, ainsi que le médecin, presque uniquement réduit à cette ressource. S’il y avait entre eux quelque différence à cet égard, elle serait, ce me semble, à l’avantage du guerrier ; les moyens de tuer nos semblables sont moins incertains que ceux de les guérir. Mais combien de fois arrive-t-il que dans l’art de la guerre les événeniens trompent es conjectures ? J’ose en appeler encore au prince dont je viens de parler. Combien de fois n’a-t-il pas avoué, quelque intéressé qu’il soit à soutenir le contraire, que les succès du général le plus expérimenté, le plus clairvoyant, le plus actif, sont, beaucoup plus souvent qu’on ne pense, l’effet et l’ouvrage du hasard ?

Ne concluons pourtant pas de cet aveu modeste, que dans la guerre et dans la politique l’art de conjecturer soit une chimère. Le plus habile dans cet art, est celui dont les conjectures sont le moins souvent démenties par les événemens. Si dans le jeu compliqué et dangereux du politique et du guerrier, on peut supposer que deux malheurs valent un tort, on doit, ce me semble, reconnaître aussi que deux succès valent un mérite. Quel mérite donc à ce prince que celui d’un si grand nombre de succès, lorsque tous les événemens et toutes les apparences étaient contre lui ? Sa conduite pendant six ans, couronnée enfin par un bonheur mérité, apprend, non-seulement aux rois, mais à tous les hommes, que deux divinités, si on peut parler de la sorte, président à peu près également aux événemens de ce monde, la sagesse et la fortune ; que si les événemens trompent quelquefois la sagesse, la fortune de son côté amène enfin des événemens heureux ; que le plus habile est celui qui se met en état de profiter de ces événemens quand ils arrivent, et qui

  1. Je n’oublierai point l’une des premières questions que ce prince me fit, lorsque j’eus l’honneur de le voir après la conclusion de la paix, ayant résisté contre toute vraisemblance, à l’Europe presque entière liguée pour le combattre. Il me demanda si les maiheuiatiques fournissaient quelque méthode pour calculer les prohobilltcs en politique ; question que j’aurais ctè tenté de prendre pour une èpigrarame, sans le ton simple et vrai avec lequel elle me fut faite. Ma repoirse fut que je ne connaissais point de mt-thode pour cet objet ; mais que s’il en existait quelqu’une, elle venait d’être rendue inutile par le prince qui me faisait cette question.