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DE PHILOSOPHIE.

C’est ainsi qu’elle l’était à ce jeune homme ; il craignait que les autres ne profitassent de ses sottises, parce qu’il se sentait très-disposé à profiter de celles d’autrui.

On ne m’accusera pas de prévention contre Tacite ; mais quand je le vois trouver si peu de motifs honnêtes aux actions des hommes, j’en suis fâché, non pour son histoire (qui peut-être n’en est que plus vraie) mais pour sa personne : je crains qu’un homme si pénétrant, et si peu porté aux interprétations favorables, ne fût un peu pour ses amis ce qu’il était pour les princes, et qu’il ne pratiquât la funeste maxime, de vivre avec un ami comme si on devait un jour l’avoir pour ennemi. Maxime si aifreuse, toute prudente qu’elle est, qu’il me paraît impossible d’en faire une règle de conduite. Je ne dirai donc à personne, méfiez-vous de votre ami ; je dirai seulement, ne vous y fiez qu’après une longue épreuve.

Quoi qu’il en soit, il résulte de tout ce que nous venons de dire, que la base de l’art de conjecturer dans la science du monde, est la connaissance des hommes, et que celui qui par une longue expérience, aidée et nourrie de ses propres réflexions, aura appris à les mieux connaître, sera le plus capable de conjecturer le mieux dans l’art de se conduire.

Au reste, la connaissance et l’usage des règles suivant lesquelles nous devons agir dans la société, tiennent non-seulement aux hommes avec qui nous vivons, mais encore aux événemens dont nous ne sommes pas les maîtres, et dont l’influence est néanmoins si fréquente sur nos actions. C’est donc un nouvel objet de l’art de conjecturer, que la manière dont nous devons agir, ou pour prévenir ces événemens, ou pour les faire naître, ou pour les rendre (quand ils sont arrivée sans nous ou malgré nous) les plus avantageux ou les moins nuisibles à notre bonheur qu’il est possible. Mais ce serait une entreprise presque illusoire que de donner des principes sur ce sujet ; la diversité des cas, des circonstances, des situations, demandant presque toujours des règles différentes, et plutôt une espèce de coup d’œil et d’instinct pour se déterminer, que la logique lente et timide des mathématiciens et des philosophes vulgaires.

La politique, qui est une des principales parties de cet art de conjecturer, servirait à prouver, s’il était nécessaire, combien les règles de cet art sont peu assurées, combien elles sont fautives, combien l’application de ces règles est souvent trompée par les événemens. Je n’en voudrais pour exemple que ceux qui se sont passés récemment et sous nos yeux, dans la guerre sanglante qui vient de finir. Aussi n’ai-je point été surpris de voir le héros de cette guerre, le prince qui s’y est acquis une gloire