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DE PHILOSOPHIE.

Il serait pourtant fâcheux, nous l’avouerons sans peine, que pour réussir auprès des hommes, on en fut réduit à flatter si grossièrement leur vanité. Si c’est un moyen sur de tirer parti d’eux, que de caresser leur amour-propre, c’est un moyen pénible pour l’amour-propre qui caresse celui des autres, et qui souffre plus ou moins du sacrifice qu’il fait par là de ses intérêts. Ajoutons même que ce moyen peut être avilissant pour le sage, qui ne doit louer que ceux qu’il estime. Mais s’il n’est jamais d’occasion où il soit obligé d’encenser bassement la vanité d’autrui, il en est encore moins oii il se trouve forcé de la blesser. Il doit donc au moins ménager ce sentiment dans ses semblables, surtout quand il a quelque chose à attendre ou à désirer d’eux. Le plus sage, il est vrai, est celui qui n’attend et ne désire rien des hommes, au-delà des devoirs mutuels que la société impose à tous ses membres. Mais d’un autre côté le sage a, comme les autres, son amour-propre, souvent même d’autant plus vif, qu’il tâche de se cacher davantage. Cet amour-propre, s’il fait aux autres quelque blessure, s’expose infailliblement à en recevoir de pareilles ; il essuie même des dégoûts, quand il ne cherche pas à en donner ; il doit donc au moins faire en sorte qu’ils soient rares, et surtout qu’ils ne soient pas mérités.

Cette grande règle de conduite, de ménager l’amour-propre des autres, est si évidente par sa nature, et si facile dans l’application, qu’elle n’appartient même presque pas à Y art de conjecturer, si ce n’est peut-être en certains cas particuliers, oîi relativement au caractère des hommes, ce qui blesserait l’amourpropre de l’un, flatterait l’amour-propre de l’autre. Mais ce qui exige bien davantage toutes les ressource de la conjecture, c’est la n^nière de nous conduire avec les hommes relativement à nos fntérêts, soit pour empêcher qu’ils n’y nuisent, soit même pour les y faire servir :. ce qui suppose la connaissance des intérêts qu’ils ont eux-mêmes, et des ressources qu’ils ont pour les faire valoir ; ressources qu’ils doivent puiser, soit dans leurs lalens, soit dans leur caractère, soit enfin dans leur situation. Cette connaissance ne peut s’acquérir que par le secours de l’expérience. De toutes les vérités que le comiuerce du monde nous apprend sur cette matière, la moins sujette à exception est celle-ci, qu’il faut sans cesse se défier des hommes, et user de la plus grande circonspection en traitant avec eux : maxime aussi triste qu’importante, puisqu’elle nous met dans la nécessité de regarder nos semblables comme nos ennemis. Aussi, quoique tous les livres nous la répètent, quoique tous les instituteurs nous la crient, quoique l’expérience générale de tous ceux qui nous environnent nous en assure, la nature nous en éloigne si fort, le besoin que