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ÉLÉMENS

Il n’en est pas de même quand le fait est transmis par écrit. Tout se réduit à savoir si l’ouvrage qui nous le transmet n’est ni supposé ni altéré ; car alors cet ouvrage doit obtenir de nous la même crojance, que si l’auteur nous racontait directement le fait dont il est ou dont il prétend avoir été témoin. Il ne s’agira plus que d’examiner ensuite quel degré de foi on devrait ajouter à ce témoin s’il nous parlait lui-même ; or ce degré de foi doit se mesurer, et sur la nature du témoin, et sur celle du fait qu’il raconte. Dès qu’on ne pourra douter raisonnablement que Tite-Live, par exemple, n’ait écrit son histoire, l’existence de Scipion ne sera pas plus douteuse dans dix siècles qu’elle ne l’est aujourd’hui, ni les prodiges que cette histoire nous raconte, moins douteux aujourd’hui qu’ils le seront dans dix siècles.

On doit cependant remarquer que plus les faits transmis par écrit seront difficiles à croire, plus il faudra d’examen et de scrupule pour s’assurer si l’ouvrage a été véritablement écrit dans le temps où on le suppose. Cet examen scrupuleux est surtout nécessaire, si l’ouvrage paraît avoir pour but unique ou principal de raconter des prodiges, et de changer la manière de penser des hommes sur des points imporîans. Car plus un auteur montre de dessein et de désir d’être cru, surtout en racontant des choses extraordinaires, plus son témoignage doit être suspect, plus il est naturel de supposer qu’il n’a pas écrit dans un temps où il pouvait avoir des contradicteurs. Par conséquent, plus les faits qu’un auteur raconte s’éloignent de l’ordre commun, plus il est nécessaire de s’assurer que c’est véritablement un témoin oculaire ou contemporain qui les a écrits. Mais que l’ouvrage attribue à cet auteur soit réel ou supposé, le doute ou la certitude sur cette qualité de l’ouvrage, ne seront ni plus ni moins grands pour nos neveux que pour nous.

Observons, au reste, que pour constater la non-supposition de l’ouvrage dont il s’agit, il faut, entre cet ouvrage et nous, une suite non interrompue et incontestable de témoignages par écrit qui en attestent la réalité. Car si entre l’ouvrage et le premier témoignage par écrit, il y avait une lacune formée par une simple tradition orale, alors la réalité de l’ouvrage serait d’autant plus douteuse que le temps de cette lacune serait plus long ; ce cas retomberait dans celui d’un fait attesté par le simple témoignage verbal de plusieurs générations successives, depuis l’époque qu’on suppose à l’ouvrage en question jusqu’au premier témoignage par écrit.

Observons enfin que plus les témoignages par écrit s’éloignent de notre siècle en remontant, plus la réalité de ces témoignages est difficile à prouver ; parce qu’ils sont en plus petit nombre, et