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DE PHILOSOPHIE.

Un géomètre anglais, à qui les mathématiques ont d’ailleurs quelque oblipjation, s’avisa, à la fin du dernier siècle, de calculer la probabilité du christianisme dans un ouvrage intitulé, Principes mathématiques de la théologie chrétienne. Il pose pour principe, 1o. que la foi, suivant la parole de Jésus-Christ, doit être nulle sur la terre au jour du jugement dernier ; 2o. que les témoignages sur lesquels la croyance des chrétiens est appuyée, décroissent de probabilité à mesure qu’on s’éloigne de leur source. Il cherche donc le temps où cette probabilité sera réduite à rien ; ce temps doit être, selon lui, celui de la fin du monde, qu’il fixe par ses calculs à l’année 3150 ; c’est-à-dire dans treize cent quatre-vingt-quatre ans. On connaît plus d’un exemple de l’abus du calcul mathématique ; je doute qu’il y en ait jamais eu de plus étrange que celui-ci. Il l’est à tel point, que quelques lecteurs ont pris pour une plaisanterie, aussi mauvaise qu’indécente, les raisonnemens et l’ouvrage entier de l’auteur. Mais il suffit de lire cet ouvrage, et de voir le ton grave qui y règne, l’air même de profondeur qu’on y affecte, pour être persuadé que l’auteur a parlé très-sérieusement ; d’ailleurs une plaisanterie algébrique, surtout quand elle occupe tout un volume, serait une bien triste plaisanterie.

Quoi qu’il en soit, sans entreprendre de réfuter cet écrivain, et sans rappeler ici les preuves si connues de la révélation, dont le détail n’appartient pas à des élémens de philosophie, examinons seulement s’il est bien vrai, comme ce géomètre le suppose, que la probabilité d’un fait diminue à mesure qu’on s’éloigne du temps où il s’est passé.

D’abord, cet affaiblissement paraît incontestable quand la probabilité du fait est appujée sur le simple témoignage verbal de génération en génération ; par la même raison qu’un fait, même arrivé de notre temps et dans l’ordre le plus commun, est d’autant moins certain pour nous, qu’il se trouve plus de personnes entre relui qui raconte et celui qui dit avoir vu. Car pour croire ce fait, il faut supposer que chaque témoin intermédiaire l’a réellement ouï dire à celui qui le lui a transrais ; puisque s’il en est un seul qui ne l’ait pas réellement ouï dire, dès-lors la chaîne de la tradition est rompue : il est donc évident que la raison de douter se multiplie à mesure qu’il y a plus de témoins intermédiaires. Or la même raison de douter a lieu pour les faits qui se transmettent de bouche d’une génération à l’autre : la raison de douter est même plus forte dans ce second cas, parce que les témoins intermédiaires n’existant plus, comme ils existent dans le cas d’un fait arrivé de notre temps, il est impossible de s’assurer s’ils ont dit en effet ce qu’on leur attribue.