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ÉLÉMENS

pose, ce me semble, qu’un honnête homme ne peut jamais avoir deux ennemis[1]. La seconde, que pour infliger la peine de mort, la pluralité de deux voix seulement soit suffisante : une pluralité si peu considérable n’est-elle pas une preuve que le crime n’est pas avéré ? et peut-on se résoudre à priver un homme de la vie, quand son crime n’est pas aussi clair que le jour ? Les auteurs d’une jurisprudence si sévère auraient-ils pris pour principe, qu’il est moins dangereux de punir un innocent que d’épargner un coupable ? Principe dont la morale des États peut s’accommoder quelquefois, mais qui répugne à la nature, dont la loi parlait aux hommes avant qu’il y eût des États.

Il faut pourtant convenir que malgré cet inconvénient de nos lois, peut-être inévitable (car je respecte la sagesse qui les a dictées), les innocens condamnés sont rares, grâce à la pénétration et à la probité de nos juges. Mais il suffirait qu’il y en eût un par siècle (et par malheur le nombre en est plus grand), pour faire trembler le juge le plus éclairé et le plus intègre, quand il est forcé de prononcer la mort d’un accusé.

Je ne parle point d’un grand nombre d’autres reproches qu’on est endroit de faire à la jurisprudence criminelle de toutes les nations. Osons dire seulement que chez la plupart des peuples de l’Europe, cette partie si importante de la législation est encore dans son enfance. On peut en voir la preuve dans l’excellent Traité des délits et des peines, par M. Beccaria[2] ; ouvrage que la philosophie et l’amour des hommes semblent avoir dicté, et qui mérite d’être, si je puis m’exprimer de la sorte, le bréviaire des souverains et des législateurs.

Venons à l’art de conjecturer en histoire. Cet art a pour base la solution d’une question dont l’usage s’étend au-delà de l’histoire même ; solution qui peut être soumise à des règles, mais à des règles délicates dans l’application : je veux parler de la probabilité des témoignages, et djii degré de foi plus ou moins grand qu’on doit y ajouter.

  1. On prétend que cette loi est fondée sur le passage de l’Évangile, in ore duoruni aut triuni tesiiuni stabit omne verbum. Je suis persuadé, pour l’honneur de ceux qui ont préside’à nos lois, qu’ils n’ont jamais eu en vue cette application si forcée.
  2. Cet ouvrage, compose’en italien, a été traduit en français par un homme de lettres qui y a fait, dans l’ordre des matières, des changemens approuves et adoptés par l’auteur. L’intérêt que nous prenons à cet excellent livre nous fait désirer que l’auteur y donne tout le degré de perfection dont il est susceptible ; qu’il développe davantage ses idées sur certains articles importans ; qu’il apprctondissc encore plus certaines questions ; qu’il supprime les termes scientifiques auxquels il pourra en substituer de plus connus et de plus à la portée de tout le monde : la morale étant faite pour l’utilité générale, doit, autant qu’il est possible, parler le langage vulgaire.