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ÉLÉMENS

faits, plus on sera en état de conjecturer heureusement ; supposé néanmoins qu’on ait d’ailleurs cette justesse d’esprit que la nature seule peut donner.

Ainsi le meilleur médecin n’est pas, comme le préjugé le suppose, celui qui accumule en aveugle et en courant beaucoup de pratique, mais celui qui ne fait que des observations bien approfondies, et qui joint à ces observations le nombre beaucoup plus grand des observations faites dans tous les siècles par des hommes animés du même esprit que lui. Ces observations sont la véritable expérience du médecin ; elles lui offrent mille fois plus de faits que sa propre pratique ne peut lui en fournir, et par conséquent elles exigent de lui, pour être étudiées, un temps que sa propre pratique ne doit pas absorber tout entier. Il est pourtant vrai qu’il doit joindre cette pratique à la connaissance de celle des autres, comme il est nécessaire qu’un arpenteur joigne le travail des opérations sur le terrain à l’étude de la géométrie dans les livres. Mais doit-on préférer le médecin qui n’a que l’expérience de ses prédécesseurs, à celui qui n’a que la sienne ? Je vais peut-être avancer un paradoxe. L’hi toire romaine nous apprend que Lucullus, qui n’avait jamais fait la guerre avant que d’être envoyé contre Mitliridate, devint général dans la route par la seule lecture réfléchie des bons ouvrages en ce genre ; si un médecin qui n’aurait jamais pratiqué, avait employé son temps à étudier et à se rendre bien propres les observations des médecins ses prédécesseurs, je ne balancerais pas à le préférer à celui qui, borné à ses propres observations, aurait d’ailleurs pour lui la pratique la plus étendue. Des maîtres de l’art sont en cela du même avis. Je préférerais, disait Rhazes, lin médecin savant qui n’aurait jamais vu de malades, à un praticien qui ignorerait ce qu’ont enseigné les anciens. Le premier aurait bien plus de matériaux que le second pour conjecturer avec succès, puisqu’enfm le malheur du genre humain veut qu’un médecin en soit réduit à conjecturer.

Je ne puis m’empêcher de regretter à cette occasion que le projet formé par M. Chirac n’ait pas eu lieu ; je ne doute point que la médecine n’en eut pu tirer de grands avantages. Qu’on ine permette de transcrire ici en entier cet endroit de son éloge par M. de Fontenelle ; quoiqu’un peu long, je ne crois pas devoir en rien retrancher.

« M. Chirac avait conçu depuis long-temps une idée qui eut pu contribuer à l’avancement de la médecine. Chaque médecin particulier a son savoir qui n’est que pour lui ; il s’est fait par ses observations et par ses réflexions certains principes qui n’éclairent que lui ; un autre, et c’est ce qui n’arrive que