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DE PHILOSOPHIE.

En voilà, ce me semble, assez pour convaincre les physiciens sages, les physiciens vraiment philosophes, combien ils doivent être sur leurs gardes, et si j’ose le dire, modestes, même à l’égard des faits qu’ils croient, expliquer le plus clairement ; puisque dans des cas oli ils croiraient atteindre jusqu’à la démonstration, ils pourraient avancer des absurdités sans le savoir.

C’est bien pis quand ces explications hasardées ne se bornent pas à la simple spéculation, mais qu’elles peuvent avoir, comme en médecine, les effets les plus nuisibles, si on a le malbeur de so tromper. La médecine systématique me paraît, et je ne crois pas employer une expression trop forte, un vrai fléau du genre humain. Des observations bien multipliées, bien détaillées, bien rapprochées les unes des autres, voilà, ce me semble, à quoi les raisonnemens en médecine devraient se réduire. Je ne puis me défendre d’un mouvement d’indignation et de pitié quand je me rappelle qu’un homme qui se faisait appeler médecin, et qui avait pensé me faire perdre un de mes amis, en rendant très-dangereuse une maladie très-légère, venait au sortir de là me prouver que la médecine était plus certaine que la géométrie.

Je ne prétends pas cependant qu’il n’y ait un art de guérir les hommes ; je crois même cet art fort étendu dans la nature. Mais je le crois très-borné pour nous, soit parce que la nature s’obstine à nous cacher son secret, soit parce que nous ne savons pas l’interroger. L’apologue suivant, fait par un médecin même, homme d’esprit et philosopbe, représente assez bien l’état de cette science. La Nature, dit-il, est aux prises avec la Maladie ; un Aveugle armé d’un bâton (c’est le médecin) arrive pour les mettre d’accord ; il tâche d’abord de faire leur paix ; quand il ne peut en venir à bout, il lève son bâton sans savoir où il frappe ; s’il attrape la Maladie, il tue la Maladie ; s’il attrape la Nature, il tue la Nature. Discunt periculis nostris, dit Pîiue, et per expérimenta mortes agunt[1]. Un médecin célèbre, renonçant i la pratique qu’il avait exercée trente ans, disait, je suis las de deviner. L’art de conjecturer en médecine, cet art si nécessaire et si dangereux, ne saurait donc consister dans une suite de raisonnemens appuyés sur un vain système. C’est uniquement l’art de comparer une maladie qu’on doit guérir, avec les maladies semblables qu’on a déjà connues par son expérience ou par celle des autres. Cet art consiste même quelquefois a apercevoir un rapport entre des maladies qui paraissent n’en point avoir, comme aussi des différences essentielles, quoique fugitives, entre celles qui paraissent se ressembler le plus. Plus on aura rassemblé de

  1. Ils s’instruisent par les dangers où ils nous exposent, et font leurs expériences aux dépens de notre vie.