Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/197

Cette page n’a pas encore été corrigée
157
DE PHILOSOPHIE.

§ VI. Éclaircissement sur ce qui est dit de l’art de conjecturer, pag. 154.

Dans l’art de conjecturer on peut distinguer trois branches. La première qui a été long-temps la seule, et qui n’a même commencé à être cultivée que depuis environ un siècle, est ce que les mathématiciens appellent l’analyse des probabilités dans les jeux de hasard. Elle est soumise à des règles connues et certaines, ou du moins regardées comme telles par les mathématiciens ; car je crois avoir montré ailleurs[1] que les principes de cette science peuvent encore laisser quelque chose à désirer à certains égards, et je l’ai prouvé par des questions même dont îa solution serait illusoire de l’aveu des plus célèbres analystes, si on s’en tenait aux règles ordinaires pour résoudre ce genre de questions.

La seconde branche est l’extension qu’on a faite de l’analyse des probabilités dans les jeux de hasard, à différentes questions relatives à la vie commune, comme celles qui ont rapport à la durée de la vie des hommes, au prix des rentes viagères, aux assurances maritimes, à l’inoculation[2], et autres objets semblables. Elles diffèrent des questions sur les jeux de hasard, en ce que dans celles-ci, les règles des combinaisons mathématiques suffisent (au moins presque toujours) pour déterminer le nombre et le rapport des cas possibles ; au lieu que dans celles-là, l’expérience et l’observation seules peuvent nous instruire du nombre de ces cas, et ne nous en instruisent qu’à peu près.

Néanmoins, dans cette seconde branche même de l’art de conjecturer, le calcul mathématique est encore applicable ; l’incertitude, s’il y en a, ne tombe que sur les faits qui servent de principes ; ces faits supposés, les conséquences sont hors d’atteinte.

Il n’en est pas ainsi d’une troisième branche de l’art de conjecturer, dans laquelle même consiste réellement cet art proprement dit ; car les deux premières branches n’y appartiennent que d’une manière impropre, parce qu’elles ont pour base ou des principes certains, ou des faits qui le sont à peu près, et une méthode sûre de raisonner d’après ces principes et ces faits.

Cette troisième branche apour objet les sciences dans lesquelles il est rare ou impossible de parvenir à la démonstration, et dans lesquelles cependant l’art dé conjecturer est nécessaire.

Il faut distinguer ces sciences en spéculatives et en pratiques.

  1. Voyez Calcul des Probabilités.
  2. Voyez Réflexions sur l’Inoculation.