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DE D’ALEMBERT.

connaissance des productions de la nature, et celle des moyens de les multiplier et de les employer. Le désir de soulager ses maux lui ferait inventer toutes les sciences sur lesquelles la médecine s’appuie, et dont le but est de perfectionner ou de rendre plus sûr l’art de guérir ; l’envie naturelle de connaître les propriétés les plus générales des corps, le conduirait aux vérités de la chimie et de la physique. Bientôt dépouillant successivement ces corps de toutes leurs qualités, pour ne conserver que le nombre et l’étendue, il formerait toutes les sciences mathématiques, il déterminerait ensuite pour chaque science l’objet qu’elle doit se proposer, la méthode qu’elle doit suivre, le degré de certitude auquel elle peut atteindre. Forcé de les séparer, pour en pouvoir saisir et embrasser chaque partie, il observerait encore les liens imperceptibles qui les unissent, les secours qu’elles peuvent se prêter et leur influence réciproque.

La suite de ce discours contient un tableau précis de la marche des sciences depuis leur renouvellement, de leurs richesses à l’époque où d’Alembert en traçait l’histoire, et des progrès qu’elles devaient espérer encore ; les grands hommes des siècles passés y sont jugés par un de leurs égaux ; les sciences, par un homme qui les avait enrichies de grandes découvertes : et la réunion d’une vaste étendue de connaissances, cette manière d’envisager les sciences qui n’appartient qu’à un homme de génie, un style clair, noble, énergique, ayant toute la sévérité qu’exige le sujet, et tout le piquant qu’il permet, ont mis le discours préliminaire de l’Encyclopédie au nombre de ces ouvrages précieux que deux ou trois hommes tout au plus dans chaque siècle sont en état d’exécuter.

Dès le moment où d’Alembert fut connu pour mériter une place distinguée parmi les philosophes et les écrivains, il eut, et il mérita toujours depuis d’avoir les ennemis que les succès dans les lettres et dans la philosophie ne manquent jamais d’attirer, c’est-à-dire la foule de ceux pour qui la littérature est un métier, et la classe plus nombreuse encore de ces hommes aux yeux de qui la vérité ne paraît qu’une innovation dangereuse.

Il publia, peu de temps après, des mélanges de philosophie, d’histoire et de littérature, qui augmentèrent le nombre de ses détracteurs. Les mémoires de Christine montrèrent qu’il connaissait les droits des hommes, et qu’il avait le courage de les réclamer.

L’Essai sur la société des gens de lettres avec les grands déplut à ceux des littérateurs qui trouvaient dans cette société une utilité réelle ou l’aliment d’une vaine gloire, et qui furent blessés de voir exposer aux yeux du public la honte des fers qu’ils n’osaient rompre ou qu’ils ambitionnaient de porter. On ne peut mieux juger cet essai, qu’en rapportant la réponse d’une femme de la cour à des hommes qui reprochaient à d’Alembert d’avoir exagéré le despotisme des grands et l’asservissement qu’ils exigent : S’il m’avait consultée, je lui en aurais appris bien davantage.

Peut-être devons-nous en partie à cet ouvrage le changement qui s’est fait dans la conduite des gens de lettres, et qui remonte vers la même époque ; ils ont senti enfin que toute dépendance personnelle