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ÉLÉMENS

y a-t-il quelque chose ? demandait un roi des Indes à un missionnaire danois, qui dut sentir par cette question combien ce prince était loin encore des vérités que ce missionnaire lui prêchait. Pourquoi y a-t-il quelque chose ? terrible question, et dont les philosophes eux-mêmes ne semblent pas, si j’ose parler de la sorte, assez effrayés ; tant elle est propre, pour peu qu’ils l’envisagent dans toute sa profondeur, à les décourager dans leurs recherches. Athées et théistes, dogmatiques et pyrrhoniens, tous sont forcés d’admettre au moins un seul être qui existe, par conséquent un être qui ait existé toujours, et tous se perdent dans cet abîme immense. Si nous savions pourquoi il y a quelque chose, nous serions vraisemblablement bien avancés pour résoudre la question comment telle et telle chose existe-t-elle ? car vraisemblablement tout se tient dans l’univers plus intimement encore que nous ne pensons ; et si nous savions ce premier pourquoi, ce pourquoi si embarrassant pour nous, nous tiendrions le bout du fil qui forme le système général des êtres, et nous n’aurions plus qu’à le développer, et pour ainsi dire à le dérouler sans peine pour en connaître toutes les parties, au lieu d’en arracher comme nous le faisons quelques parcelles isolées, qui nous laissent dans une ignorance entière sur le tout ensemble, et sur la vraie place qu’elles y occupent. Et ne nous flattons pas de pouvoir sortir de cette ignorance. Toutes les questions qui ont rapport aux premiers principes des choses sont aussi peu éclaircies depuis qu’il y a des philosophes qu’elles l’étaient avant qu’il y en eut ; elles continueront tant qu’il y en aura à être aussi vivement agitées que profondément obscurcies. L’esprit humain, occupé depuis si long-temps à chercher ces vérités premières, tentant mille voies pour y parvenir, ne les trouvant pas, et se fatiguant en pure perte à tourner ainsi sur lui-même, ressemble à un criminel enfermé dans un réduit ténébreux, tournant inutilement de tous côtés pour trouver une issue, et tout au plus entrevoyant une faible lumière par quelques fentes étroites et tortueuses qu’il s’efforce en vain d’agrandir. S’il y a dans ces ténèbres quelques objets dispersés çà et là qu’il nous soit possible d’atteindre, ce n’est qu’à tâtons, et par conséquent assez imparfaitement, que nous pouvons les connaître, encore ne faut-il nous en approcher que pas à pas, et avec une sage et timide circonspection ; en nous précipitant sur ces objets, nous risquerions d’en être blessés et de ne les connaître que par le mal qu’ils nous feraient sentir. Sadi raconte que quelqu’un demanda au sage Lochman à qui il devait sa sagesse ; Aux aveugles, répondit ce philosophe indien, qui ne posent le pied en aucun endroit sans s’être assurés de la solidité du sol.