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ÉLÉMENS

bassesse des eaux, la tendresse d’une viande ; mais on dit très-bien l’aveuglement de l’esprit et du cœur, la bassesse des sentimens, la tendresse de l’amour.

Qu’une langue emploie des mots tout à la fois dans leur sens propre, et dans celui qui ne l’est pas, c’est déjà une imperfection, peut-être indispensable, par la difficulté d’exprimer les idées purement intellectuelles ; mais qu’une langue n’emploie des mots que dans un sens figuré, et ne les emploie pas dans leur sens propre, c’est, ce me semble, un défaut inexcusable.

Quoi qu’il en soit, cette indigence et cette imperfection des langues, qui ne permet presque jamais d’employer l’expression propre à chaque chose, est la source d’une infinité de faux jugemens. Nous ressemblons bien plus souvent que nous ne le croyons à cet aveugle-né, qui disait que la couleur rouge lui paraissait devoir tenir quelque chose du son de la trompette. Il est facile, ce me semble, de trouver la raison de ce jugement si bizarre et si absurde ; l’aveugle avait entendu dire souvent du son de la trompette (qu’il connaissait), que c’était un son éclatant ; il avait entendu dire aussi que la couleur rouge (qu’il ne connaissait pas) était une couleur éclatante ; ce même mot employé à exjDrimer deux choses si différentes, lui avait fait croire qu’elles avaient ensemble de l’analogie. Voilà l’image de nos jugemens en mille occasions, et un exemple bien sensible de l’influence des langues sur les opinions des hommes.

Un grammairien philosophe[1] voudrait que dans les matières métaphysiques et didactiques, on évitât le plus qu’il est possible les expressions figurées ; qu’on ne dît pas qu’une idée en renferme une autre ; qu’on unit ou qu’on sépare des idées, et ainsi du reste. Il est certain que lorsqu’on se propose de rendre sensibles des idées purement intellectuelles, idées souvent imparfaites, obscures, fugitives, et pour ainsi dire à demi écloses, on n’éprouve que trop combien les termes dont on est forcé de se servir, sont insuffisans pour rendre ces idées, et souvent propres à en donner de fausses ; rien ne serait donc plus raisonnable que de bannir des discussions métaphysiques les expressions figurées, autant qu’il serait possible. Mais pour pouvoir les en bannir entièrement, il faut créer une langue exprès, dont les termes ne seraient entendus de personne ; le plus court est de se servir de la langue commune, en se tenant sur ses gardes pour n’en pas abuser dans ses jugemens.

En général, il est beaucoup plus simple, et par conséquent plus utile, de se servir dans les sciences des termes reçus, en fixant bien les idées qu’on doit y attacher, que d’y substituer

  1. Dumarsais, article Abstraction, dans l’Encyclopédie.