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DE PHILOSOPHIE.

fasse attention, quoique l’objet qu’elles expriment ne soit pas une chose sensible. Pour s’en convaincre, qu’on ouvre tel livre qu’on voudra, on verra peut-être avec étonnement à quel degré, si je puis parler de la sorte, toutes nos expressions sont matérielles. C’est une observation que des philosophes très-éclairés ont déjà faite en partie, mais qu’ils n’ont pas, ce me semble, poussée à beaucoup près aussi loin qu’ils l’auraient dû.

Je prendrai pour preuve au hasard la première phrase de la Dioptrique de Descartes : je tire cet exemple des ouvrages d’un philosophe célèbre, pour montrer combien les philosophes même sont obligés de se soumettre à la tyrannie des expressions figurées. Toute la conduite de notre vie, dit ce philosophe, dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue est sans comparaison le premier. Toute la conduite de notre vie, expression figurée, dans laquelle on personnifie la vie de l’homme, à laquelle on donne dans l’homme même une espèce de guide[1] ; dépend, autre expression figurée, prise d’une chose matérielle, au-dessous de laquelle une autre est attachée par un lien ; entre lesquels, autre expression figurée, dans laquelle on suppose les sens personnifiés, et formant, si je puis parler de la sorte, comme un assemblage d’individus, parmi lesquels on remarque et on choisit le sens de la vue pour y faire une attention particulière ; sans comparaison, autre expression figurée, puisque le mot comparer est pris du parallèle qu’on fait entre deux choses matérielles en les rapprochant l’une de l’autre pour juger de leur rapport[2] ; le premier, dernière expression figurée, prise de celui qui marche à la tête d’une troupe de personnes. Il est inutile de pousser ce détail plus loin, et c’en est assez pour faire sentir combien les expressions figurées abondent dans le langage le plus ordinaire.

Elles y abondent à tel point, qu’il y a dans la langue française (pour ne parler ici que d’une langue) un grand nombre d’expressions qui n’ont d’usage qu’au sens figuré, comme aveuglement, bassesse, tendresse, et une infinité d’autres ; on parlerait assez mal en disant de quelqu’un qui a perdu la vue, qu’il est à plaindre par son aveuglement ; on dirait plus mal encore la

  1. Je pourrais ajouter que tout est un nom collcnif qui ne se donne dans son sens propre qu’à une collection de choses matérielles : toute l’assemblée, tous les hommes.
  2. On pourrait ajouter que, d’ans la phrase même, sans comparaison, la comparaison est personnifiée et restai dce comme un être physique et réel, qui, par l’expression sans, est exclu et suppose absent ; comme dans les expressions agir sans prudence, agir avec prudence, la prudence est regardte comme un être physique qu’on exclut dans le premier cas, et qu’on suppose dans le second accompagner celui qui agit.