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DE PHILOSOPHIE.

mille autres, suffisent pour montrer le défaut d’enchaînement qui ne se trouve que trop dans les vérités physiques.

La morale est peut-être la plus complète de toutes les sciences, quant aux vérités qui en sont les principes, et quant à l’enchaînement de ces vérités. Tout y est fondé sur une seule vérité de fait, mais incontestable, sur le besoin mutuel que les hommes ont les uns des autres, et sur les devoirs réciproques que ce besoin leur impose. Cette vérité supposée, toutes les règles de la morale en dérivent par un enchaînement nécessaire. Les ténèbres ne sont point ici, comme en métaphysique, répandues de toutes parts sur les confins du jour ; ni la lumière, comme en physique, dispersée par pelotons : toutes les questions qui tiennent à la morale ont dans notre propre cœur une solution toujours prête, que les passions nous empêchent quelquefois de suivre, mais qu’elles ne détruisent jamais ; et la solution de toutes ces questions aboutit toujours par plus ou moins de branches à un tronc commun, à notre intérêt bien entendu, principe de toutes les obligations morales.

Voilà dans les principales sciences dont l’étude peut nous occuper, l’enchaînement plus ou moins imparfait et plus ou moins sensible que les vérités ont entre elles. À l’égard des vérités que nous avons appelées isolées et flottantes, et qui ne tiennent ou ne paraissent tenir à aucune autre, ni comme conséquence, ni comme principe, ce n’est guère que dans la physique, et principalement dans l’histoire naturelle, que nous pouvons en trouver des exemples. Elles consistent surtout dans certains faits que l’expérience nous découvre, et qui paraissent, contre notre attente, n’avoir aucune analogie avec les fiiits qu’on observe constamment dans la même espèce ; par exemple, la qualité sensitive dans certaines plantes, ou du moins les effets apparens de cette qualité sensitive, propriété qui paraît refusée à toutes les autres plantes, et bornée presque uniquement aux seuls êtres animés ; la multiplication de certains animaux sans accouplement ; la reproduction des jambes des écrevisses lorsqu’elles sont coupées ; l’industrie dont certains animaux, certains insectes même, paraissent doués préférablement aux autres ; en un mot, les propriétés particulières que nous observons dans un certain genre d’êtres physiques, et qui semblent contraires à celles des autres êtres du même genre. On peut donc définir les vérités isolées dont il s’agit ici, des vérités particulières qui font ou semblent faire exception à des vérités générales. Il est vrai que l’exception n’est qu’apparente ; une connaissance plus parfaite de la nature la ferait disparaître : mais il n’est pas moins vrai que dans le système, ou, si l’on veut, dans la carte générale des vérités que