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DE PHILOSOPHIE.

par leur ressemblance avec la vérité, soit par leur durée, soit par le nombre ou l’importance des hommes qu’elles ont séduits, nous apprend à nous défier de nous-mêmes et des autres ; de plus, en montrant les chemins qui ont écarté du vrai, elle nous facilite la recherche du véritable sentier qui y conduit. Il semble que la nature se soit étudiée à multiplier les obstacles en ce genre. L’esprit faux s’égare en préférant à une route simple des voies difficiles et détournées ; l’esprit juste se trompe quelquefois, en prenant, comme il ! e doit, la voie qui lui semble la plus naturelle : l’erreur doit alors en quelque manière précéder nécessairement la vérité ; mais l’erreur même doit alors devenir instructive, en épargnant à ceux qui nous suivront des pas inutiles. Les routes trompeuses qui ont séduit et perdu tant de grands hommes, nous auraient, comme eux, éloignés du vrai ; il était nécessaire qu’ils les tentassent pour que nous en connussions les écueils. Ainsi le philosophe spéculatif profite de l’égarement de ses semblables, comme philosophe pratique des fautes et du malheur d’autrui. Ainsi les nations, que le joug de la superstition et du despotisme retient encore dans les ténèbres, profiteront un jour, si elles peuvent enfin briser leurs chaînes, des contradictions que les vérités de toute espèce ont essuyées parmi nous ; éclairées par notre exemple, elles franchiront en un instant la carrière immense d’erreurs et de préjugés oii mille obstacles nous ont retenus durant tant de siècles, et passeront tout à coup de l’obscurité la plus profonde à la vraie philosophie que nous n’avons rencontrée que lentement et comme à tâtons.

Mais des quatre grands objets que nous venons de présenter à nos lecteurs, et qui font la matière importante de l’Encyclopédie, il n’en est point qui puisse nous éclairer davantage, et qui, par conséquent, soit plus digne d’être transmis à nos descendans, que le tableau de nos connaissances réelles ; il est l’histoire et l’éloge de l’esprit humain ; le reste n’en est que le roman ou la satire. Ce tableau est le seul que l’empreinte de la vérité rend immuable, tandis que les autres changent ou s’effacent. Il semble même que les trois autres objets, quoique très-utiles, ne soient qu’une espèce de ressource à laquelle nous avons recours au défaut d’un bien plus solide. Plus on acquiert de lumières sur un sujet, moins on s’occupe des opinions fausses ou douteuses qu’il a produites ; on ne cherche à savoir l’histoire de ce qu’ont pensé les hommes, que faute d’idées fixes et lumineuses auxquelles on puisse s’arrêter : par cette apparence vraie ou fausse de savoir, on tâche de suppléer autant qu’il est possible à la science véritable. C’est pour cela que l’histoire des sophismes est si courte en mathématique ^ et si longu^n philosophie.