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ESSAI
SUR
LES ÉLÉMENS DE PHILOSOPHIE,
OU SUR LES PRINCIPES
DES CONNAISSANCES HUMAINES.

I. TABLEAU DE L’ESPRIT HUMAIN AU MILIEU DU
DIX-HUITIÈME SIÈCLE.

Il semble que depuis environ trois cents ans, la nature ait destiné le milieu de chaque siècle à être l’époque d’une révolution dans l’esprit humain. La prise de Constantinople, au milieu du quinzième siècle, a fait renaître les lettres en Occident. Le milieu du seizième a vu changer rapidement la religion et le système d’une grande partie de l’Europe ; les nouveaux dogmes des réformateurs, soutenus d’une part et combattus de l’autre avec cette chaleur que les intérêts de Dieu bien ou mal entendus peuvent seuls inspirer aux hommes, ont également forcé leurs partisans et leurs adversaires à s’instruire ; l’émulation animée par ce grand motif a multiplié les connaissances en tout genre ; et la lumière, née du sein de l’erreur et du trouble, s’est répandue sur les objets mêmes qui paraissaient les plus étrangers à ces disputes[1]. Enfin Descartes, au milieu du dix-septième siècle, a fondé une nouvelle philosophie, persécutée d’abord avec fureur, embrassée ensuite avec superstition, et réduite aujourd’hui’à ce qu’elle contient d’utile et de vrai[2].

Pour peu qu’on considère avec des yeux attentifs le milieu du siècle oii nous vivons, les événemens qui nous agitent, ou du moins qui nous occupent, nos mœurs, nos ouvrages, et jusqu’à nos entretiens, il est difficile de ne pas apercevoir qu’il s’est fait à plusieurs égards un changement bien remarquable dans nos idées ; changement qui, par sa rapidité, semble nous

  1. Je prends ici l’époque du protestantisme an concile de Trente, commencé en 1545, et qui a tracé, pour ainsi dire, la ligne de séparation entre les catholiques et les protestans.
  2. La philosophie de Descartes n’a proprement commencé à se répandre qu’après sa mort, arrivée en 1650.