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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

entière, on s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux de qui ou avait obtenu des mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier dans de longs et fréquens entretiens avec les uns ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément et quelquefois infidèlement expliqué. Il est des artistes qui sont en même temps gens de lettres, et nous en pourrions citer ici, mais le nombre en serait fort petit. La plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques ne les ont embrassés que par nécessité, et n’opèrent que par instinct. À peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instrumens qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillent depuis quarante années sans rien connaître à leurs machines. Il a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits, cbstetrix anùnorum.

Mais il est des métiers si singuliers et des manœuvres si déliées, qu’à moins de travailler soi-même, de mouvoir une machine de ses propres mains, et de voir l’ouvrage se former sous ses propres yeux, il est difficile d’en parler avec précision. Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l’œuvre ; se rendre, pour ainsi dire, apprenti, et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons.

C’est ainsi que nous nous sommes convaincus de l’ignorance dans laquelle on est sur la plupart des objets de la vie, et de la difficulté de sortir de cette ignorance. C’est ainsi que nous nous sommes mis en état de démontrer que l’homme de lettres qui sait le plus sa langue, ne connaît pas la vingtième partie des mots ; que quoique chaque art ait la sienne, cette langue est encore bien imparfaite ; que c’est par l’extrême habitude de converser les uns avec les autres, que les ouvriers s’entendent, et beaucoup plus par le retour des conjonctures que par l’usage des termes. Dans un atelier, c’est le moment qui parle, et non l’artiste.

Voici la méthode qu’on a suivie pour chaque art. On a traité 1o. de la matière, des lieux où elle se trouve, de la manière dont on la prépare, de ses bonnes et mauvaises qualités, de ses différentes espèces, des opérations par lesquelles on la fait passer, soit avant que de l’employer, soit en la mettant en œuvre.