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DE D’ALEMBERT.

même, nous paraît un fait moral bien précieux ; il est rare de pouvoir observer le cœur humain si près de sa pureté naturelle, et avant que l’amour-propre l’ait corrompu.

Cependant on fit apercevoir à d’Alembert qu’avec une pension de douze cents livres, on n’était pas assez riche pour renoncer aux moyens d’augmenter son aisance ; on lui fit sentir la nécessité de prendre un état, car celui de géomètre n’en est pas un, et même les places où les connaissances mathématiques sont nécessaires, ne donnent pas cette heureuse indépendance que le jurisconsulte et le médecin sans fortune obtiennent dès les premiers pas de leur carrière. D’Alembert étudia d’abord en droit et y prit des degrés, mais il abandonna bientôt cette étude : l’ouvrage de Montesquieu n’existait point encore, on ne prévoyait pas la révolution qu’il devait produire dans nos esprits ; l’étude du droit ne pouvait paraître que celle de l’opinion, de la volonté, du caprice des hommes, qui, depuis trente siècles, avaient joui ou abusé du pouvoir, en Grèce, à Rome et chez les Barbares : comment un jeune géomètre n’eût-il pas été bientôt dégoûté de pareils objets, sur lesquels il trouvait à exercer sa mémoire bien plus que sa raison ? Il préféra donc la carrière de la médecine, mais la passion de la géométrie lui faisait encore négliger ses nouvelles études, et il prit le parti courageux de se séparer des objets de sa passion ; ses livres de mathématiques furent portés chez un de ses amis, où il ne devait les reprendre qu’après avoir été reçu docteur en médecine, lorsqu’ils ne seraient plus pour lui qu’un délassement, et non une distraction.

Cependant poursuivi par ses idées, il demandait de temps en temps à son ami un livre qui lui était nécessaire pour se délivrer de cette inquiétude pénible que si peu d’hommes connaissent, et que produit le souvenir confus d’une vérité dont on cherche en vain les preuves dans sa mémoire ; peu à peu tous ses livres se retrouvèrent chez lui : alors, bien convaincu de l’inutilité de ses efforts pour combattre son penchant, il y céda, et se voua pour toujours aux mathématiques et à la pauvreté ; les années qui suivirent cette révolution, furent les plus heureuses de sa vie, il se plaisait à en répéter les détails : à son réveil, il pensait, disait-il, avec un sentiment de joie, au travail commencé la veille, et qui allait remplir la matinée ; dans les intervalles nécessaires de ses méditations, il songeait au plaisir vif que le soir il éprouvait au spectacle, où, pendant les entr’actes, il s’occupait du plaisir plus grand que lui promettait le travail du lendemain.

En 1741, il entra dans l’académie des sciences ; il s’en était fait connaître par un mémoire où il relevait quelques fautes échappées au père Reinau, dont l’Analyse démontrée était alors regardée en France comme un livre classique ; et c’était en l’étudiant, pour s’instruire, que le jeune géomètre avait appris à le corriger.

Il s’était occupé ensuite d’examiner quel devait être le mouvement d’un corps qui passe d’un fluide dans un autre plus dense, et dont la direction n’est pas perpendiculaire à la surface qui les sépare : lorsque cette direction est très oblique, on voit le corps, au lieu de s’enfoncer dans le second fluide, se relever et former un ou plusieurs ricochets, phénomène qui avait amusé les enfans long-temps avant la décou-