Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, I.djvu/120

Cette page n’a pas encore été corrigée
82
DISCOURS PRÉLIMINAIRE

jour après avoir été quelque temps dans les ténèbres. Elles seront comme une espèce d’anarchie très-funeste par elle-même, mais quelquefois utile par ses suites. Gardons-nous pourtant de souhaiter une révolution si redoutable ; la barbarie dure des siècles, il semble que ce soit notre élément : la raison et le bon goût ne font que passer.

Ce serait peut-être ici le lieu de repousser les traits qu’un écrivain éloquent et philosophe[1] a lancés depuis peu contre les sciences et les arts, en les accusant de corrompre les mœurs. Il nous siérait mal d’être de son sentiment à la tête d’un ouvrage tel que celui-ci ; l’homme de mérite dont nous parlons, semble avoir donné son suffrage à notre travail par le zèle et le succès avec lequel il y a concouru. Nous ne lui reprocherons point d’avoir confondu la culture de l’esprit avec l’abus qu’on en peut faire ; il nous répondra sans doute que cet abus en est inséparable ; mais nous le prierons d’examiner si la plupart des maux qu’il attribue aux sciences’et aux arts ne sont point dus à des causes toutes différentes, dont rénumération serait ici aussi longue que délicate. Les lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable ; il serait difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs, et la vertu plus commune : mais c’est un privilège qu’on peut disputer à la morale même. Et pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lois parce que leur nom sert d’abri à quelques crimes, dont les auteurs seraient punis dans une république de sauvages ? Enfin, quand nous ferions ici au désavantage des connaissances humaines un aveu dont nous sommes bien éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu’on gagnât à les détruire : les vices nous resteraient, et nous aurions l’ignorance de plus.

Finissons cette histoire des sciences, en remarquant que les différentes formes de gouvernement qui influent tant sur les esprits et sur la culture des lettres, déterminent aussi les espèces de connaissances qui doivent principalement y fleurir, et dont chacune a son mérite particulier. Il doit y avoir en général dans une république plus d’orateurs, d’historiens et de philosophes, et dans une monarchie, plus de poètes, de théologiens et de géomètres. Cette règle n’est pourtant pas si absolue, qu’elle ne puisse être altérée et modifiée par une infinité de causes.

Après les réflexions et les vues générales que nous avons cru devoir placer à la tête de cette Encyclopédie, il est temps enfin

  1. Rousseau, de Genève, auteur de la partie de l’Encyclopédie qui concerne la musique, a composé un discours très-éloquent, pour prouver que le rétablissement des sciences et des arts a corrompu les mœurs.