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DE L’ENCYCLOPÉDIE.

temps cles progrès rapides, dès qu’une fois la véritable route est ouverte : à peine un grand génie a-t-il entrevu le beau, qu’il l’aperçoit dans toute son étendue ; et l’imitation de la belle nature semble bornée à de certaines limites qu’une génération ou deux tout au plus ont bientôt atteintes ; il ne reste à la génération suivante que d’imiter ; mais elle ne se contente pas de ce partage ; les richesses qu’elle a acquises autorisent le désir de les accroître ; elle veut ajouter à ce qu’elle a reçu, et manque le but en cherchant à le passer. On a donc tout à la fois plus de principes pour bien juger, un plus grand fonds de lumières, plus de bons juges, et moins de bons ouvrages ; on ne dit point d’un livre qu’il est bon, mais que c’est le livre d’un homme d’esprit. C’est ainsi que le siècle de Démétrius de Phalère a succédé immédiatement à celui de Démosthène, le siècle de Lucain et de Sénèque à celui de Cicéron et de Virgile, et le nôtre à celui de Louis XIV.

Je ne parle ici que du siècle en général : car je suis bien éloigné de faire la satire de quelques hommes d’un mérite rare avec qui nous vivons. La constitution physique du monde littéraire entraîne, comme celle du monde matériel, des révolutions forcées, dont il serait aussi injuste de se plaindre que du changement des saisons. D’ailleurs comme nous devons au siècle de Pline les ouvrages admirables de Quintilien et de Tacite, que la génération précédente n’aurait peut-être pas été en état de produire, le nôtre laissera à la postérité des monumens dont il a droit de se glorifier. Un poète célèbre par ses talens et par ses malheurs a effacé Malherbe dans ses odes, et Marot dans ses épigrammes et dans ses épîtres. Nous avons vu naître le seul poème épique que la France puisse opposer à ceux des Grecs, des Romains, des Italiens, des Anglais et des Espagnols. Deux hommes illustres, entre lesquels notre nation semble partagée, et que la postérité saura mettre chacun à sa place, se disputent la gloire du cothurne, et l’on voit encore avec un extrême plaisir leur » tragédies après celles de Corneille et de Racine. L’un de ces deux hommes, le même à qui nous devons la Henriade, sûr d’obtenir parmi le très-petit nombre de grands poètes une place distinguée et qui n’est qu’à lui, possède en même temps au plus haut degré un talent que n’a eu presque aucun poète même dans un degré médiocre, celui d’écrire en prose. Personne n’a mieux connu l’art si rare de rendre sans effort chaque idée par le terme qui lui est propre, d’embellir tout sans se méprendre sur le coloris propre à chaque chose ; enfin, ce qui caractérise plus qu’on ne pense les grands écrivains, de n’être jamais ni au-dessus, ni au-dessous de son sujet. Son essai sur le siècle de Louis XIV est un